Chroniques martiennes : l’ASB au jour le jour

Préambule

Il est fréquent d’entendre parler des associations qui ont formé le « berceau parisien », en des termes parfois peu élogieux. A tort ou à raison, l’ASB comme le Caritig sont vues comme des structures hégémoniques qui voulaient avoir la main mise sur tout. J’ai connu ces associations peu après leur  fondation et à des degrés divers. J’étais impliquée à l’ASB du temps de Tom Reucher et je côtoyais le Caritig en de rares occasion de réunions avec Armand Hotimsky. Ma militance comme mon entrée dans le domaine de la recherche m’ont conduite vers le constat des déficits concernant le terrain transidentitaire : d’histoire et de mémoire. Nous retrouvons une partie de l’héritage de la culture cabaret transgenre avec Bambi et Marie France, comme avec la nécessaire réhabilitation de Coccinelle dont le rôle dans l’édification des réseaux d’entre-aide n’a pas été des moindres. Pour l’histoire, chacun la voit encore débuter avec son action propre oublieux parfois de l’héritage ou de la simple reconnaissance d’une aide, d’une information ou d’un accompagnement qui aura été précieux à une personne mais qu’elle jugera plus tard peut être dans la désuétude de l’oubli. Voici sous forme de témoignage, un façon comme une autre de contribuer à marquer ma reconnaissance envers ceux et celles qui m’ont précédés et qui m’ont transmis leurs savoirs et leurs énergies.

Affiches de l’Existrans : 2001 à 2003

Chroniques martiennes : l’Association du Syndrome de Benjamin au jour le jour

Qu’était l’activité à l’ASB de 1996 à 1999, pour prendre celle que j’ai connue ? Nous allons le relater sous forme d’une modeste chronique qui va démontrer que nous sommes loin d’un modèle associatif hégémonique.

Jeudi : support téléphonique au centre Gay et Lesbien de Paris de 14 heures à 18 heures. Notons que les gays et lesbiennes ne savaient pas toujours ce qu’étaient les trans, un peu comme pour les Bi d’ailleurs. Nous recevions des personnes en questionnement, parfois dans un grand désœuvrement matériel et psychologique. Ces personnes que certain-e-s trans aimeraient voir psychiatriser car ils feraient du tort aux autres trans intégrés et seraient « quand même bien déglingués ». C’est oublier que nous avons reçu certaines d’entres-elles dans le même état ! Mais accomplies depuis, elles ont oubliées… Ces « déglinguées » étaient des personnes coupées de leurs familles et attaches, sans emplois et sans perspectives immédiates. Nous recevions aussi des copines prostituées, mais c’était plus rare. L’ASB n’avait pas la réputation d’être accueillante aux transgenres et aux prostituées. Ici l’arbre cache bien la forêt. Quelques avis stigmatisants sont parvenus à cacher les amitiés qui se sont nouées dans le respect des un-e-s et des autres. Comme tu étais belle et bienveillante Elsa. On ne peut t’oublier.

Ne parlons pas du débat théorique qui s’était engagé dans un silence total pour défaire le transsexualisme comme concept médical. Nous dénoncions déjà la hiérarchie pyramidale entre trans. Venu-e-s de tous horizons, ou appelant de l’autre bout de la France des copines et copains inquiets et parfois effrayés de ce qui leur arrivait, d’autres sont atteints du VIH, d’autres envisagent la prostitution pour se payer les soins et les opérations. Parfois débarquaient des étudiants ou d’apprentis réalisateurs en mal de sujets. Sans compter les journalistes et les « hommes » de télévision. Quelques trans lover en chasse ou en cavale firent de bref passages. Au bar du CLG, une copine faisait parfois des siennes, fustigeant gays et lesbiennes dans leur propres locaux… On rattrapait le coup et à force ils finissaient par ne plus s’offusquer.

Samedi : Journée collage de timbres chez Tom Reucher. Nous passions des après-midi à ouvrir les courriers, nous répartir les courriers et tentions d’y répondre au mieux avec ce que nous avions comme connaissances. Je commençais tout juste mon trajet et me retrouvais à réconforter et envisager des réponses à quelqu’un comme moi, comme nous tous dans cette pièce. Ambiances lourdes et légères se succédaient au fil des exposés des projets, de l’agenda associatif. Je me souviens très bien de vos visages Thibault, Vincent, Maud, Christelle, Tom et les autres dont j’ai parfois oublié le prénom. Pardonnez-moi.

Dimanche : réunion mensuelle avenue Daumesnil. Réunions parfois thématiques comme la journée des parents, ou le grand repas annuel. J’avais été stupéfaite de voir que des personnes traversaient toute la France juste pour rencontrer d’autres personnes comme elles, d’autres trans en somme. Internet naissant ne permettait pas encore les outils multimédia et loin était le web 2.0 qui ferait oublier qu’il fallait beaucoup d’huile de coude et de volonté pour s’organiser, se voir, se rencontrer l’espace de quelques heures seulement. Elles débarquaient à Paris pour vivre avec d’autres le temps de quelques heures.

Le tout tenait sur des bouts de ficelles et plus d’un serait surpris des budgets ridicules avec lesquels la machine tournait.

Chroniques martiennes : à bout de souffle

Affiches de l’Existrans : 2004 à 2006

Réunions et lobbying : à la recherche d’alliances. En premier lieu, au centre gay et lesbien lui-même dont le président de l’époque Alexis Meunier était d’une rare bienveillance. La formation des bénévoles du Centre incluait déjà les trans. Nous participions parfois à la rédaction au 3Keller, la revue du CGL. Entretiens avec le député socialiste Patrick Bloch, rendez-vous au syndicat de la magistrature, déplacements à l’étranger pour rencontrer les chirurgiens belges, comprendre leurs techniques et  évaluer les financements. Autres rencontres dans l’hexagone avec des médecins pour former cette base de données que Tom Reucher ne garda jamais pour lui et dont nombre de trans ont bénéficié. Rendez-vous avec des avocats et édification des premières filières pour contourner les tribunaux défavorables et aiguiller vers des tribunaux favorables tel celui de Chartres à l’époque où je fus la quatrième à obtenir son changement d’état-civil sans expertise et en moins de  quatre mois. Oui nous nous comptions, tant c’était rare et difficile. Un ou une de plus de passé était une grande victoire. Nul record, nul vantardise, juste le murmure du soulagement.

Informations et communications : de l’Identitaire à l’Existrans. Créer plus qu’un bulletin associatif tel était l’objectif de l’Identitaire dont je ne sais encore comment le nom m’est venue. Peut-être la fréquentation de Maud-Yeuse qui théorisait du matin au soir, allez savoir… Réunions multiples chez Maud avec Tom, Vincent, Thibault, Ionna, Myriam, Ripley, et les autres. Mac Plus ou SE30, sur Xpress ou Pagemaker, illustrations ou full rédactionnel ? L’Identitaire est né pour créer un outil de communication et d’expression, aborder la culture sous différents angles qui incluraient nos propres visions du monde qui finalement était déjà « trans ».

Participant aux réunions d’organisation de la Gay Pride de 1998  sur le thème de la citoyenneté (déjà) nous avions été aux anges avec le projet de petit train pour les enfants des parents gays et lesbiens, mais dépitées par la polémique : « une folle » en tête de cortège va-t-elle nuire aux mots d’ordre ? Nous nous sommes dit que chaque groupe avait ses travestis, ses boucs-émissaires. Cela nous avait d’autant plus interpelées que nous travaillons déjà avec le Zoo de Marie-Hélène Bourcier. De son côté le constat de nos difficultés à exister au sein des organisations gays et lesbiennes à l’époque conduisait Tom à l’idée d’une marche qui serait nôtre. J’ai travaillé sur l’aspect communication de cette première Existrans, sans y participer pour des raisons de santé. Mais j’étais sceptique et je ne suis pas parvenue à suivre Tom plus loin, le trouvant trop optimiste et pas assez stratège. Pour ma part, j’étais dans l’optique d’un renforcement de nos alliances avant d’envisager cette nouvelle forme de visibilité pour les trans. Sur ce point, j’avais tort et Tom a bien fait de persévérer et alea jacta est.

Affiches de l’Existrans 2007 à 2009

Mes souvenirs ne sont pas si romantiques. Je dois vous détromper. Il y a beaucoup d’obscurité dans ces images, du glauque parfois, de crises de larmes et de fatigues consécutives à des réunions presque chaque soir de la semaine. Réexpliquer sans cesse notre condition, devoir lutter aussi à l’intérieur contre nos propres démons. Ces chroniques constituent le souvenir d’un travail difficile qui fait défaut dans la mémoire trans qui n’a toujours pas d’histoire commune. Chaque groupe semble avoir tout inventé comme chaque trans rejoue le changement de genre comme une première et unique fois. L’ASB, le Caritig et le PASTT ont été animés par des pionniers qui eux-mêmes ont hérité a des degrés divers de la socialité issue du cabaret transgenre (ici on doit beaucoup à Coccinelle), de l’entre-aide des prostituées, des acquis des associations précédentes de Marie André à Coccinelle en passant par Marie-Ange Grenier. Les trans ne viennent plus seuls au monde depuis longtemps. Ils ne naissent donc pas dans les artichauts dans les hautes terres arides ou gelées. La reconnaissance de ces acquis a participé à me construire comme trans bien avant d’autres trans et bien après beaucoup d’autres. Une dernière pensée pour les filles de l’ABC, mouvement transvesti puis transgenre peu importe. Elles ne se déclaraient pas association de « transsexuelles », elles m’ont pourtant acceptée et recueillie pour ainsi dire le temps que je sois assez forte pour aller vers ces associations naissantes, là-bas à Paris. Merci Gaby, Chantal et toutes les autres de m’avoir protégée.

Je me dis que quelqu’un en ce monde a les mêmes pour son action au Caritig et je partage sa joie comme sa nostalgie. On ne savait pas dans nos bien puérils crêpages de chignon à quel point il était déjà important tout simplement d’Exister et de mettre un pas devant l’autre.

Karine Espineira

Affiches de l’Existrans : 2010 à 2012