Marseille 2013 : apports aux débats.

Forum associatif organisé par le collectif IDEM. http://www.collectif-idem.org/rencontres-europride-forum-euromediterraneen-lgbt-collectif/
Forum associatif organisé par le collectif IDEM.
http://www.collectif-idem.org/rencontres-europride-forum-euromediterraneen-lgbt-collectif/

Il s’agit ici des extraits des communications que j’ai donné à l’occasion des conférences de l’Europride, dans la partie du programme assurée par le collectif IDEM que je remercie au passage.

Mise en contexte

Le premier extrait concerne la table ronde « Transféminismes vs trans-nationalisme » à La Friche (Petit Amphi extérieur de 16:30 à 18:00). Dès l’annonce de ce programme  sur les  réseaux sociaux on a pu remarquer des « inquiétudes » exprimées avec plus ou moins de bienveillance. On ne peut ignorer ce phénomène ni dans un cas ni dans l’autre car une inquiétude dit toujours « quelque chose ». Mais je crois que si ces personnes étaient venues  à notre rencontre ( j’étais avec Maud-Yeuse Thomas et Arnaud Alessandrin), elles auraient pu entendre au contraire, un discours que je crois aussi critique que rassurant n’extrapolant pas ce que seraient ou pas les trans, ce que seraient ou pas les apports du féminisme et surtout du post-féminisme. Il s’agissait plutôt de revenir avec sérénité sur une période dont le contexte a été trop vite oublié et certains apports trop vite condamnés.  J’ai pour ma part opéré un retour sur la période du Zoo et de nos espérances d’alors avec les moyens qui étaient alors le nôtres

Maud-Yeuse Thomas a « allumé » l’Europride en relayant aussi le communiqué porté pat le « collectif d’habitant.e.s de Marseille féministes, trans, pédés, gouines, bi.es, queers, asexuel.les,  et tordu.es en tous genres, majoritairement blanches, cisgenre et valide ». Et enfin Arnaud a expliqué comment l’état français comme l’état, les protocoles et autres institutions « privatisent » le corps des personnes (PMA, non remboursement des opération à l’étranger pour les trans, etc.). L’objectif de cette table ronde était avant tout de mettre en avant les outils de nos émancipations et non de s’engager dans un verbiage « d’intellos à la petite semaine » car nous mêmes, sommes ce « quelque chose », contenus souvent entre guillemets (et comme je viens de le faire pour illustration), entre intime et public, et contenu dans l »expression « trans-féministe-pédé-bi-gouine » (and whathever).  Nous avons nous-mêmes subie la phobie et parfois la violence verbale et physique au cours de nos existence. Faut-il vraiment le rappeler à chacun de nos texte ?

Avant ma présentation j’ai tenu à dire un mot sur l’invisibilisation des conférences trans qui ont pu se dérouler malgré de très grandes difficultés.

« Transféminismes vs trans-nationalisme »

A La Friche (Petit Amphi extérieur de 16:30 à 18:00, Marseille le 16 juillet 2013)

Invisibilisation(s)

Commençons par un coup de gueule vis-à-vis des médias généraux, des médias communautaires comme de la presse locale. Où sont donc les trans ? Où la question trans a-t-elle reléguée ? Les conférences du samedi ont pu être maintenues et ce, grâce au travail du groupe de travail et de l’engagement des intervenants et des intervenantes. Jamais en France, on avait pu donner dans un seul lieu un aperçu des différentes approches permettant de considérer les transidentités. Jamais on n’avait vu autant de groupes venir exposer  leurs positionnements militants et politiques, et partager avec nous leurs outils aussi créatifs que novateurs pour apporter une réponse à une transphobie aussi bien culturelle que politique. Les trans prennent en main leurs destinées. Ils et elles prennent en charge les questions de prévention, de sexualité et de santé via des dispositifs de santé communautaires partout en France. On a pu voir aussi à quel point la lutte face aux nomenclatures internationales sont âpres et techniques. Et que les personnes trans se mobilisent à l’international sur des questions d’une grande complexité. Croire que les questions trans  ne concernent que les trans est une erreur monumentale.

J’espère que cette discussion grâce à la tribune offerte par le collectif IDEM vous donnera envie de vous intéresser au travail de OUTrans à Paris, de Santé Active et Solidaire et d’Arc-en-ciel à Toulouse, de Chrysalide à Lyon, de STS à Strasbourg et de nombreux autres groupes en France, de lire les travaux de l’Observatoire des transidentités, d’apprécier le travail de la coordinations international Stop Trans Pathologization, de GATE ou de TGEU qui travaillent sur les processus  de révisions du DSM (manuel statistique des maladies mentales) de l’American Psychiatrique Association et de la CIM (classification internationale des maladies) de l’Organisation Mondiale de la Santé.

 

 

Tenter de théoriser notre prise de conscience

A l’heure où certains mouvements féministes renvois les trans à des corps biologisés et des identités renaturalisées, pour lesquelles, quoi que je fasse, je serais un homme en vertu du critère du sexe biologique de naissance et du sexe social assigné. Je serais donc un « homme infiltré » et un « ennemi de classe ». Qu’on en revienne-là, les bras m’en tombent.

C’est pourtant grâce aux outils de la pensée féministes qu’un certain nombre de personnes trans se sont émancipées en se politisant, en théorisant et en interrogeant un société sexiste, xénophobe, ultra-libérale et inégalitaire. Nous nous sentons ainsi concernées par toutes les luttes sociales et nous disons notre solidarité avec les sans-papiers, les chômeurs fliqués et criminalisés, les syndicats de travailleurs et travailleuses, les féministes, les folles, les butchs, les fems, les pédés et les gouines qui souhaitent se marier et/ou engager  une filiation,  les femmes battues,  les « putes », les intersexes et tous les parias et les freaks de nos sociétés égoïstes et bien pensantes qui ne veulent pas que nos vies soient vivables. Cette liste pour être complétée comprendrait au final une partie non négligeable de l’humanité. On ne parvient jamais à l’exhaustivité.  Petite parenthèse sur le terme « pute ». Avec des guillemets pour dénoncer la traite des femmes et le viol de leur corps, et marquer tout autant en solidarité avec les travailleurs et travailleuses du sexe. Qu’on ne me demande pas, même par solidarité, de faire comme si certain.es de mes ami.es n’existaient pas et que le travail sexuel n’existait pas non plus.

Je vais opérer maintenant un retour vers le passé avec Les séminaires Q[1] organisés par l’association le ZOO sous la direction de Marie-Hélène Bourcier (période 1996-1998). Pour Maud-Yeuse Thomas et moi, y participer représentait une première tentative de théorisation sinon de s’engager dans cette politisation qui va aboutir au transféminisme tel que définit par les membres de l’association OUTrans ce samedi lors des conférences (ils/elles publieront rapidement leur communication sur le blog d’OUTrans). Nous ne sommes bien entendu les ancêtres de personne. Il y a continuité et passages générationnels et non filiation directe et héritage d’une pensée. Par ailleurs Outrans se réclame de la lignée du GAT (Groupe Activiste Trans).

Cette période du milieu des années 1990 nous semblaient écartelée : rare conscience politique, mais riche inventivité d’un groupe prenant conscience de la nécessité de support et d’avoir à composer avec les institutions autant qu’à les contourner. Accéder aux savoirs et expériences du féminisme pour penser l’inégalité de la différence des sexes et poser l’idée du « binaire » que les trans eux-mêmes pouvaient reproduire, est devenu un enjeu théorique pour les transidentités du Zoo. L’idée a connu d’autres développements avec le Groupe Activiste Trans jusqu’à Outrans je l’ai dit. Souvenons-nous que beaucoup de personnes trans refusaient la confusion ou l’amalgame avec l’homosexualité, la prostitution, les travestis, voire les transgenres. Nous avons voulu que cela change, d’autres l’ont voulu depuis avec la même force.

Ce que nous avons compris avec la pensée féministe c’est que nous pouvions aussi être les acteurs et les actrices de notre propre émancipation. En formulant une base de pensée aussi bien politique que théorique nous pouvions refuser l’injonction au « tout homme » ou « tout femme », et refuser de participer à la politique de la différence des sexes perçue comme franche inégalité.

Avec cette pensée queer définie avec Judith Butler et Eve Sedgwick aux États-Unis, les « séminaires Q »  postulaient aussi l’hétérosexualité comme système politique suivant la pensée de Wittig (1992), ce système formant le cadre majeur de l’oppression des femmes. Notre « opium » au Zoo était un concentré d’études de la diversité, et ce, par notre prise de parole comme intervenant-e-s s’autodéterminant gay, lesbienne, bi, trans et/ou queer. Pour Marie-Hélène Bourcier, l’objectif des séminaires queer du Zoo était « de faire circuler le plus largement possible un type de savoir et de références relatifs à la construction historique, sociale, politique et culturelle de l’homosexualité, de l’hétérosexualité, de la bisexualité, de la transsexualité et des genres. De mettre en valeur les travaux et les initiatives qui relèvent d’une critique hyperbolique des lieux de formation des identités sexuelles et de genre normatives, qui déconstruisent les savoirs qui fondent et naturalisent la discipline du corps »[2].

Si des transidentités ont pu se greffer à des mouvements divers de façon individuelle et sporadique, c’est avec le Zoo que les transidentités ont été invitées pour la première fois à théoriser et à partager leurs études et non plus seulement à témoigner de leurs existences (dans le contexte français) alors que ce mouvement avait déjà été initié aux États-Unis depuis près de dix ans. La rupture est nette avec la considération du « transsexualisme » comme fait unique, individuel, perpétuellement rejoué comme une première fois – donc avec l’oblitération du paradigme politique du changement de genre. Le Zoo et « son queer » furent cependant fort incompris en ces premières années. Ces théories nouvelles furent moins saisies comme affranchissement intellectuel et politique que nouvelle complexité imposée dans l’urgence – contrainte médico-légale, obligation d’insertion sociale et professionnelle au sein d’une « société férocement binaire » (M.-Y. Thomas 2007). Il faudra attendre les années  2000 pour que ces idées se répandent un peu mieux et soient en partie acceptées donnant lieu à de nouvelles études et perspectives de savoirs. Toutefois, des questions ne peuvent être éludées comme l’acceptation des trans’ par les féministes ou  encore celle de la prise de conscience des enjeux du féminisme par l’ensemble des transidentités. Le sujet mérite que l’on s’y arrête.

Je vais conclure sur un je(u) dans le temps :

En 1997, j’allais sur mes 30 ans et j’écrivais dans l’ouvrage Q comme Queer paru un ans plus tard : Je me dis « trans » parce que je fais du politique et pas du transsexualisme[3].

En 2013, j’approche 46 ans et cette formule me paraît plus que jamais toujours d’actualité.


[1] Q comme Queer, Collectif dirigé par Marie-Hélène Bourcier, Éditions GayKitschCamp, 1998.

[2] Bernard Andrieu, « Entretien avec Marie-Hélène Bourcier », Dilecta Corps, n°4, 2008, pp. 5-11, [En ligne], http://www.cairn.info/revue-corps-2008-1-page-5.htm

[3] « Q come Question », Q comme Queer, p. 114.

Conférence  : Archives et centres documentaires LGBT en France, en Europe, et aux USA aux Archives Départementales des Bouches-du-Rhônes (Marseille, le 17 juillet 2013)

Le T dans la mémoire et dans les archives

On le sait, mémoires et archives sont indissociables. Dans le cas français, mais j’imagine que c’est aussi le cas ailleurs, l’histoire des personnes  trans est encore écrite par des non-trans. On sent que le danger est d’obtenir des archives uniquement médicales. Hier encore je parlais avec le psychologue clinicien Tom Reucher du projet Vigitrans qu’il était prêt à porter. Et ce projet d’archives trans n’a finalement jamais vu le jour et nous avons peine à l’imaginer aujourd’hui. Pourtant, ce projet nous est nécessaire. Nous devons pourtant oeuvrer pour une histoire investie par les personnes trans, pour toutes les personnes trans. Notre histoire doit être trans mais pas que trans nous le savons aussi. Et les transversalités entre nos différentes cultures plaident aussi en ce sens.
Autre point qui plaide pour la nécessité d’archives trans : Une mémoire se perd en partie même si nous pouvons nous appuyer sur le travaux de Meyerovitz, de Namaste, de Foerster, etc. On ne parvient à fixer qu’en partie cette réalité méconnue qu’est la culture cabaret transgenre en tant que réseau d’entraide avant la psychiatrisation de nos existences. C’est un exemple parmi d’autres.
Nouvelle approche, ma propre recherche, avec mon exploration de la mémoire de l’audiovisuelle a l’Institut National de l’Audiovisuel. Cette mémoire n’est pas notre. C’est une mémoire à analyser. Il y a Un enjeu méthodologique à pouvoir utiliser ces matériaux. J’ai réuni plus de 800 documents audiovisuels de 1946 à nos jours. Aucun ne relate une mémoire trans sans poser de nombreuses questions à la recherche, en terme d’analyse et de re contextualisation. J’ai beaucoup pensé au travail de Vito Russo quand il publie The celluloïd closet démontrant non seulement comment l’homosexualité est représentée au cinéma mais comment elle a passé des filtres. Il décrit son évolution et la force de cette présence. Car au final on se rend compte que nos subcultures LGBTI font bien partie de la culture commune. Mais nous savons qu’il nous faut la retravailler et non les diffuser sous une forme brute.
Je peux aussi donner l’exemple de La transyclopedie : un ouvrage collectif autant qu’un travail d’inventaire que nous voudrions inscrire dans une culture commune. Mais le travail va être de longue haleine.
Il est encore fréquent que nos amis LGB établissent des bibliographie compilant les ouvrages de nos « expert » – écrits souvent marqué par une transphobie non dissimulée. Et l’on se retrouve à voir nos « détracteurs » plus cités que nous mêmes…
Nous plaidons pour des archives communautaires qui soient respectueuses aussi bien l’action associative que la production l’universitaire. Et, ce pourrait être déjà un point de départ.
Je vais conclure sur deux points. En premier lieu sur l’idée du mariage dont nous nous amusions tout à l’heure. Je veux bien me marier mais pas sans avoir étudié le contrat de mariage auparavant (ref. à l’histoire particulière du centre d’archives Arc-en-ciel).
Enfin, je veux remercier l’Académie Gay et Lesbienne, car j’ai ressenti une plus grande joie à voir mon premier ouvrage référencé dans leurs archives que de le voir apparaître dans des catalogues commerciaux. Un mot décrit mon ressenti : fierté.
Karine Espineira

L’identité de genre L’impensé sociojuridique dans les sociétés de droit

Contribution aux « Actes de la Table Ronde du 7 juin 2013 sur les transidentités »

Cet article est ma contribution aux actes de la table ronde du  7 juin à Paris. Je n’exclue pas la possibilité d’une réécriture en vue d’une publication dans une revue.

Les actes complets peuvent sont consultables sur le site de l’association Id Trans qui présente le document ainsi : Id Trans’ a contribué à l’organisation de la table ronde de l’InterLGBT du 7 juin 2013 à la mairie du IIIe arrondissement de Paris sur le sujet : « Pourquoi et comment donner des droits civils aux personnes trans ». Les actes sont à télécharger => ICI. (Source Id Trans’)

ACTES de la Table Ronde du 7 juin 2013 sur les transidentités
ACTES de la Table Ronde du 7 juin 2013 sur les transidentités

Contribution de  Karine Espineira

Karine Espineira  est Docteure en Sciences de l’information et de la communication, qualifiée MCF à la  71ème section CNU.
Elle est chercheure associée au LIRCES (Laboratoire Interdisciplinaire Récits, Cultures Et sociétés) dans le Département Sciences de la Communication Faculté des Sciences Humaines, Arts et Lettres  de l’Université de Nice-Sophie Antipolis.

Résumé

Nous parlerons beaucoup de la loi en Argentine. Désormais, elle est la référence absolue en matière de changement d’état civil pour les personnes trans. Aux yeux des pays concernés, par les mouvements demandant au législateur d’acter la reconnaissance de l’identité de genre, l’Argentine endosse le statut de laboratoire des principes de Jogjakarta et des recommandations du rapport Hammarberg[1]. La loi donne cependant lieu à exotisation et les raccourcis laissent penser à une loi « pour minorité » finalement très (et trop) permissive. Avec les avocats Emiliano Litardo et Iñaki Regueiro De Giacomi ont comprend que le droit est un acteur des transformations sociales, constitutif d’exclusions culturelles, économiques, politiques et sociales, et qu’il peut rendre la vie des personnes invivable. Il est désormais du devoir du droit de développer une conscience critique et de prendre en compte ce qui tient de « la pratique d’exclusion ». La loi argentine doit donc être considérée comme une loi sociale avant tout.

En France aussi on note ce glissement vers un droit conscient de son incidence sur la vie des personnes. Ce Droit que l’on pensait immuable, indéboulonnable, cartésien, ancré sur des positions techniques, et des savoirs technicistes, nous prend à revers, prenant de cours le politique. Ce dernier semble « paniqué » à l’idée que le débat sur l’identité de genre alimente une nouvelle fronde et de nouvelles violences. Mais il revient au législateur d’être inclusif, coûte que coûte,  en considérant les identités trans dans leurs milieux sociaux et culturels et ne pas se conformer aux seules identités « transsexuelles » – les plus rassurantes à ses yeux. Nous préconisons bien un changement de paradigme : celui d’une reconnaissance politique et sociale  avec l’objectif de rendre la vie des personnes trans vivable.

Mots clés : identité de genre, transidentité, loi argentine, droit, état-civil, société

 

L’identité de genre

L’impensé sociojuridique dans les sociétés de droit

Dans l’Argentine des périodes de dictatures, le tatouage était interdit et connoté négativement. Dans ce pays aussi marqué par le catholicisme que ses voisins, la référence au Lévitique 19.28 n’est pas dénuée de pertinence : « Vous ne ferez point d’incisions dans votre chair pour un mort et vous n’imprimerez point de figures sur vous. Je suis l’Éternel ». On ne manquera pas non plus de préciser que  ce chapitre de l’Ancien Testament fait partie de la série de textes donnant « le code des lois », des considérations et observances religieuses et sociales. Le tatouage renvoyait aux figures du bandit et du délinquant. Les temps changent avec la démocratie, le journaliste Diego Cruz Neira explique que la société argentine a re-signifié le tatouage désormais considéré comme un art et « un signe  de distinction, de libération, d’indépendance, d’affirmation et d’autonomie »[2].

Le raccourci par la case tatouage ou celle de la chirurgie esthétique dont on dit l’Argentine aussi friande que le Brésil – à commencer par le recours assumé au bistouri de la présidente Cristina Fernández de Kirchner – n’est-il qu’un futile détour ou une simplification hasardeuse ? Ne pourrait-on pas se donner les moyens  d’une analyse plus fine en situant les usages sociaux de ce qui était hier encore tabou, impensable et inacceptable ? Et si nous suivions le sociologue Fernando Miglione de l’université de Buenos Aires quand il explique que « les tatouages ont cessé de faire partie du monde occulte pour s’imposer comme véritable composante sociale. Le tatouage a déjà dépassé le phénomène de mode pour se positionner comme un mécanisme d’expression »[3]. Pourquoi refuser de parler de l’identité de genre dans ses diverses formes comme un mécanisme d’expression d’une identité personnelle et sociale ? Serions-nous dans l’incapacité de traiter des réalités sociales autrement que par le recours à la médico-légalité, elle même dans l’incapacité[4] de traiter, d’accompagner et protéger ces identités « autres » que celles diagnostiquées « transsexuelles » au sens strict du terme ? Permettra-t-on que le sujet sorte de « l’occulte » ?

Un « laboratoire » de la « dépathologisation »

Nous parlerons beaucoup de l’Argentine. Désormais, elle est la référence absolue en matière de changement d’état civil pour les personnes trans. Aux yeux des pays concernés, par les mouvements demandant au législateur d’acter la reconnaissance de l’identité de genre, l’Argentine endosse le statut de laboratoire des principes de Jogjakarta[5] et des recommandations du rapport Hammarberg[6]. Le Chili sous l’impulsion de l’association OTD (Organización de Transexuales por la Dignidad de la Diversidad, Organisation de Transsexuels pour la dignité de la diversité) emboitera peut-être le pas. L’association est basée au nord du pays, dans la ville de Rancagua et s’adresse aux publics énoncés comme suit : personnes transsexuelles, transgenres, travesties, hommes, femmes, transmasculins, transféminines, ou comme chaque personne souhaite se définir ou  s’identifier[7]. L’inclusion est encore une fois de mise. N’oublions pas que les institutions comme les associations ne « paniquent » pas en associant les trois « T » (transsexuel, transgenre, travesti) contrairement à la culture française.

Laurence Hérault repose la question du comparatisme anthropologique interrogeant nos capacités de traduction et elle nous conduit à la question : comment décrire les expériences trans, de changement de Genre dans d’autres cultures[8] ? De même comment décrire et rapporter les phénomènes d’inclusion ou d’exclusion observables aussi bien chez les personnes trans, que les institutions auxquelles elles sont confrontées selon leur parcours de vie, et la société dans son ensemble ?  Parlons-nous seulement de différences culturelles ? En quoi des sociétés marquées par la religion (parfois avec un fort conservatisme), la colonisation, les dictatures  successives, des économies plus ou moins émergentes, et un paysage social où se notent de grandes inégalités, parviennent-elles à considérer avec plus d’apaisements et moins de craintes une notion aussi politique que culturelle et méritant le qualificatif d’humaniste ?

Quelques jours avant l’adoption de la loi en Argentine, l’interview de Pedro Paradiso Sotille (CHA : Comunidad  Homosexual Argentina), sur ABS-CBN News[9], nous rappelle que cette loi est soutenue par les sénateurs et la présidente, qu’elle permet des changements d’état-civil sans opération de réassignation et sans stérilisation, et qu’elle va aussi bénéficier aux personnes souhaitant l’opération. En France, la loi en Argentine a fait l’objet de traitements médiatiques importants, dans la presse particulièrement. Le quotidien Le Monde titre : « En Argentine, choisir son genre devient un droit » et l’article développe : « Ce texte autorise les citoyens argentins à déclarer le sexe de leur choix, et ainsi de changer d’état civil selon leur bon vouloir, sans nécessiter l’accord d’un médecin ou d’un juge. L’identité de genre ne dépend plus que du « vécu intérieur et individuel du genre, tel que la personne le perçoit elle-même » »[10]. De son côté Le Figaro explique : « Le sénat argentin a approuvé dans la nuit d’hier à aujourd’hui un projet de loi sur l’identité sexuelle qui autorise les travestis et transsexuels à déclarer le sexe de leur choix auprès de l’administration, endossant ainsi définitivement le texte adopté en première instance par la Chambre des députés »[11]. Le 12 mai 2012, on peut lire dans Le Nouvel Observateur : « L’Argentine, premier pays d’Amérique latine à avoir légalisé le mariage entre personnes du même sexe, a encore étonné cette semaine en autorisant le libre choix de l’identité sexuelle et l’euthanasie, des avancées possibles en l’absence de contrepoids conservateur et grâce à une opinion publique urbaine (…) Ils interviennent après la loi sur le mariage entre homosexuels adoptée en 2010 et restée un cas unique en Amérique latine. « Les deux thèmes constituent une réaffirmation de l’autonomie et des droits individuels », a déclaré à l’AFP la sénatrice du parti au pouvoir Sonia Escudero. Ils reflètent « un élargissement de la conscience des citoyens » »[12]. Dans l’article que consacre le magazine Têtu à cette actualité on retient que c’est sur  « simple requête » (intertitre de l’article) « au Registre National des familles que la demande devra être effectuée. Les mineurs devront la faire par le biais de leurs parents (…) La confidentialité est également respectée, puisque l’acte de naissance initial ne sera consultable qu’avec l’autorisation de l’intéressé ou sur demande d’un juge » [13]. Sur Yagg, c’est entre autres la joie de Mauro Cabral (de GATE : Global Action for Trans* Equality) qui est partagée. Il explique que  la « nouvelle loi permet aussi aux mineur-e-s de modifier leur genre, avec le consentement de leur représentant-e légal-e. En cas de désaccord, un juge devra trancher pour assurer la protection des droits de l’enfant. «Ce soir, nous sommes vraiment heureux/ses et fièr-e-s de notre mouvement et de nos allié-e-s et prêt-e-s à faire que cette loi fonctionne pour changer notre réalité »[14].

Ce tour d’horizon volontairement restreint montre l’ensemble des points concernés par la loi et l’intérêt qu’elle suscite. Notons qu’un point important est souvent passé sous silence : la loi a aussi modifié  les modalités du « parcours transsexe », expression qui nous permet de désigner les parcours de vie comprenant l’opération de réassignation.  Il ne s’agit pas seulement d’une loi se concentrant sur l’état-civil mais aussi sur les termes de la prise en charge des trans. Cette loi est une véritable « dépathologisation » de la question trans. À titre de comparaison, le déclassification française – qui tenait déjà du tour d’illusionniste – passe bien cette fois-ci pour un leurre avéré.

Le Droit interroge le Droit

Nouvelle perspective : la loi sur l’identité de Genre en Argentine est peut-être une « loi sociale » avant d’être une « loi pour minorité ». On l’a dit, elle tient la psychiatrie à distance des personnes déjà socialement en position de vulnérabilité[15] : chômage, VIH, prostitution, sans-domicile, agressions, meurtres. Les taux élevés révèlent les difficultés d’accès aux soins, à l’emploi et au logement et la sécurité. On a pensé aussi au contexte post-dictature, voyant dans l’Argentine la movida de l’Espagne postfranquiste qui a consisté en un essor culturel, économique et politique doublé d’une « libération sexuelle » et d’une grande soif de liberté en abolissant « des prohibitions ».

Cette loi argentine dont sait qu’elle est le fruit d’un travail inter-associatif ne s’est pas faite sans frictions, n’a pas été élaborée sans l’aide d’avocats et de juristes.  Étudions les situations d’Emiliano Litardo et Iñaki Regueiro De Giacomi. Tous deux sont avocats et universitaires (Universidad de Buenos Aires). Le premier effectue une recherche sur les droits humains et les droits sexuels. Le second enseigne le droit international et agit pour les droits des personnes en situation de handicap. Ils se définissent comme des « activistes légaux », « impliqué-e-s » dans les droits humains et sexuels. Ils expliquent : «  La possibilité d’une transformation sociale et politique nous concerne par l’action critique que nous exerçons sur le droit »[16]. Ils revendiquent la lutte politique portée par tant de personnes auparavant et qui leur ont tracé la route : «  Somos gracias a sus rebeliones » (« nous existons grâce à leur rébellion »), tout comme Susy Shock et Karen Benett, deux figures de la scène culturelle et militante argentine, revendiquent en écho « leur droit à être des monstres » (et que les autres soient « le normal »).

Litardo et Regueiro affirment que le droit est constitutif d’exclusions culturelles, économiques, politiques et sociales, qu’il rend parfois la vie des personnes invivable. Il semble être désormais du devoir du droit de développer une conscience critique et de prendre en compte ce qui tient de « la pratique d’exclusion ». Le droit lui-même peut défaire ces exclusions en trouvant des solutions et en développant une créativité critique pour faire face à des problèmes concrets. La spécialisation dans le droit n’est plus une spécialisation professionnelle mais une spécialisation éthique et détectée comme telle par les publics défendus[17].

La CNCDH qui n’a pas jugé pertinent de m’entendre ni comme universitaire ni comme  représentante trans[18], redoutant peut-être un parti-pris « militant » s’est tout de même confrontée, on s’en doute, à un discours progressiste là où l’on ne l’attendait pas : les juristes. « Encore eux ! », serait-on tenté de dire, et d’ajouter : « Mais à quand les experts médicaux de la question ? ».

Daniel Borrillo a publié le texte de son audition devant la CNCDH, et le texte n’a pas été sans effets et n’est pas sans faire songer à l’évolution du droit en Argentine. Il écrit : « Indépendamment de la pertinence juridique de l’assignation du sujet de droit au sexe, il est indiscutable qu’il existe un type de discrimination spécifique envers les personnes transidentitaires. Le droit doit donc agir en matière de lutte contre les discriminations en s’appuyant sur le système des « catégories prohibées »[19]. Philippe Reigné écrit dans un texte de  2011 : « L’article 9 de la Convention EDH garantit la liberté des convictions et, conséquemment, le droit d’en changer, sans que cette liberté ne puisse faire l’objet d’aucune restriction de la part des États[20]. L’identité de genre peut-elle s’analyser en une conviction au sens du texte précité ? (…) Selon la Cour EDH, le terme de conviction « s’applique à des vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance »[21]. La généralité de cette définition, combinée à l’approche dynamique et évolutive adoptée par la juridiction européenne dans l’interprétation des stipulations de la Convention[22], n’exclut pas, d’emblée, l’identité de genre des convictions protégées par la liberté de conscience »[23]. Commentant le rapport « Combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre – Les normes du Conseil de l’Europe » (2011), Marie-Xavière Catto souligne les points suivants : « Dans la continuité des recommandations elles-mêmes, qui après avoir constaté que les jeunes LGBT étaient confrontés à des « programmes scolaires qui ignorent les questions relatives aux LGBT » (Résolution 1728 (2010) de l’Assemblée parlementaire, §8) et invitaient alors les gouvernements à « aborder la question de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre de façon respectueuse et objective dans les programmes scolaires » (Exposé des motifs, Commentaires, §32, expliquant l’annexe de la Recommandation Rec(2010)5, §32), les auteurs de la préface insistent sur le fait que les normes juridiques et politiques présentées, essentielles mais insuffisantes, « doivent être combinées avec des normes éducatives, culturelles et de sensibilisation propres à supprimer à terme la discrimination et l’intolérance »[24]. Dans un rapport de l’association ORTrans, Laurent Delprat écrit : « La République se doit de reconnaitre un intérêt particulier dans une considération collective, car elle se veut sociétale, une, et indivisible. Ne pouvant tolérer de rupture devant l’égalité républicaine, l’État se devra de protéger cette population de toute marginalisation ou discrimination, afin de la réintégrer au sein de la Cité »[25]. À la question « Peut-on imaginer que des Français changent d’état civil comme en Argentine ? », François Vialla répond : « On en est très loin. La France reste ancrée dans l’idée que le sexe est un élément de l’état des personnes – mâle, femelle -, tandis que le genre – féminin, masculin – n’a pas droit de cité. Nos tribunaux considèrent en effet que, pour obtenir une modification d’état civil, il faut avoir changé de sexe de manière irréversible. Ce qui revient à condamner les gens à la stérilisation »[26].

Le glissement vers un droit conscient de son incidence sur la vie des personnes est indiscutable. Ce Droit que l’on pensait immuable, indéboulonnable, cartésien, ancré sur des positions techniques, et des savoirs technicistes, nous prend à revers, prenant de cours le politique. La chercheure en sciences sociales et humaines se réjouit ainsi à l’annonce de la table ronde du 7 juin à Paris réunissant plusieurs des personnes précitées[27].

On doit cependant relater les coulisses méconnues. L’associatif trans était aussi partagé que ses représentant-e-s en charge du dossier.  D’un côté : « Il ne faut pas trop en demander sous peine de ne rien avoir », formule connue et entendue depuis les réunions des premières associations parisiennes du milieu des années 1990. De l’autre, « il faut y aller franchement pour une loi pour toutes les personnes trans », expression plus récente, plus politique aussi, portée par des collectifs et des associations progressistes depuis le début des années 2000. Cette friction et ses répercussions,  nul doute qu’elles aient donné lieu à des démonstrations lors des consultations de la CNCDH. Puis, vient la multiplication des écrits des juristes relayés dans l’associatif trans et le coup de semonce de Borrillo fait mouche. Un silence précède l’interrogation et des fusils changent d’épaules.

Se défaire de la colonisation

Envisageons la colonisation des esprits. N’ayons pas peur des mots : la France – qui occupe nos pensées dans la perspective d’une hypothétique loi sur l’identité de Genre à la hauteur des enjeux – ne veut que des personnes transsexuelles. Elle ne veut pas des transgenres, des travestis, comme d’hommes enceints ou de femmes voulant conserver leur sperme dans le cadre d’un projet familial post-transition. Notons qu’on a vu lors des débats sur le « mariage pour tous et toutes » à quel point l’usage des technologies de procréation crée du trouble chez les tenants d’une famille traditionnelle et l’on a manqué de s’étouffer à entendre certains hommes politiques parler d’une structure familiale moderne mais dont on fait remonter l’existence à la nuit des temps, renaturalisant tout ce qui semble possible de l’être.  Il n’y a pas si longtemps on agitait le spectre d’une homosexualité galopante et l’on craignait de voir des vocations « transsexuelles » se multiplier. Cela aurait pu prêter à sourire si nous n’avions en mémoire les violences qui ont entouré le mariage pour tous et toutes. Le mot obscurantisme s’est vu soudainement sortir de sa désuétude. Les esprits et les cœurs sont marqués.

Depuis 1982, on sait que l’académie la médecine, celle de « la prise en charge » des trans, s’opposait au projet de  loi Caillavet. On parle de ce même corps médical qui dit aujourd’hui que le politique et les sciences humaines et sociales n’ont pas à interférer avec le diagnostic et l’état-civil. On peut gloser sur les paroles et les actes. Les boucliers thérapeutiques et juridiques (des outils de légitimations) ont fini par modeler le paysage trans, y créant autant de cohésions que de divisions. Faut-il que l’auteure de ces lignes soit trans et doive composer avec un statut d’insider et d’outsider pour dire que les débats stériles entre des identités transsexuelles et transgenres ont toujours cours dans l’associatif français ? Se défaire d’une colonisation c’est apprendre à reconnaître les idéologies héritées et instituantes.

« La société » comme « le législateur » seraient prêts à accepter une amélioration des conditions de vie des personnes transsexuelles, mais ne sauraient composer ni accepter des « aller-retour », nous explique-t-on en off de telle ou telle consultation, et c’est ignorer que la loi Argentine permet « un aller » et pas « des aller-retour » sur « simple requête », possibles certes, mais encadrés par un juge. Nous sommes loin de la permissivité et d’une sorte « d’anarchie du Genre » justifiant les craintes exprimées par nos politiques. Nous proposons ici la notion de gender panic (panique de genre) sous la forme d’un néologisme anglo-saxon pour pointer vers la notion de sex panic développée par Carole Vance, Gayle Rubin, Estelle Freedman, Jeffrey Weeks ou encore Lisa Duggan[28]. L’historien Allan Bérubé  l’a ainsi définit : a « sex panic » as a « moral crusade that leads to crackdowns on sexual outsiders »[29]. Dans notre cas, « gender panic » correspondrait à une « croisade morale pour réprimer les dissidents du (et au) genre ». On pense aussi au « genre hors-la-loi » (gender outlaw[30]) définit par Kate Bornstein.

On devine que les identités trans dans leur grande pluralité ne sont pas vues comme créatives au sens de « se construire » mais re-créative au sens de « performer », voire  « jouer à la femme ou à l’homme ». Depuis la valse médiatique de propos plus outranciers les uns que les autres de la part de Christine Boutin, de Frigide Barjot et autres membres extrémistes de Civitas, on craint que le débat sur l’identité de genre n’alimente une nouvelle fronde et de nouvelles violences.  C’est oublier que cela n’a jamais cessé d’être le cas, et ce, depuis la polémique des manuels Sciences et Vie de la Terre (SVT), depuis que l’expression « idéologie gender » a été clamée à l’Assemblée Nationale. Très récemment encore : « l’Union nationale inter-universitaire (UNI), association étudiante de droite très active dans la contestation contre le « mariage pour tous », a ainsi fondé l’Observatoire de la théorie du genre, proposant d' »ouvrir les yeux sur la théorie du genre », une « idéologie […] qui vise à remettre en cause les fondements de nos sociétés ‘hétéro centrées’, de substituer au concept marxiste de la lutte des classes, celui de la lutte des sexes » »[31]. Le gouvernement de gauche n’échappe pas à ce vent de « panique », comme le montre une dépêche AFP rapportant les propos du ministre Vincent Peillon : « Il n’y a pas de débat sur la théorie du genre, on l’a dit à plusieurs reprises, aucun. Par contre, bien entendu, il faut lutter contre toutes les discriminations, à la fois de race, religieuse, et de l’orientation sexuelle, car elles causent de la souffrance (…) Nous sommes pour l’égalité filles-garçons, pas pour la théorie du genre »[32].  Comment construire une charpente en estimant que l’usage d’un marteau ou de clous est amoral ou injustifié ? On peut aussi s’engager dans une « théologie scientifique » semble-t-il avec un article de Nancy Huston et Michel Raymond. Ils écrivent : « Certains domaines sont tout simplement désossés de toute influence biologique ; la thèse qui en résulte n’est pas bien différente d’une mythologie moderne. Ainsi de l’idée selon laquelle toutes les différences non physiologiques entre hommes et femmes seraient construites (« la théorie du genre », introduite depuis peu dans les manuels scolaires français). Dans le monde vivant, mâles et femelles diffèrent toujours biologiquement (…) »[33]. Les Gender Studies – préférable à « théorie du genre » dont on doit l’usage « aux détracteurs » – n’ont jamais nié la réalité biologique et bien que les bonobos me soient très sympathiques, je ne pense pas que nos vies sociales et nos vécus identitaires respectifs soient si proches malgré les déterminismes biologiques posés comme un argument massue. L’idée d’un invariant anthropologique pose bien des questions puisque liée à la condition humaine, nous ramenant ainsi (et encore) du côté de la culture.

Avec Érasme et le courant culturel qui va s’étendre de Florence à toute l’Italie puis à toute l’Europe avec la Renaissance, nous pourrions en appeler avec utopie ou naïveté à une conception progressiste de l’humain. L’humanisme par extension serait ici, en ce lieu et cet instant, de mettre au premier plan la valeur éthique que l’on investit dans l’intérêt que l’on porte à l’être humain comme la valeur de l’individu, la dignité, l’engagement, la solidarité ou encore le respect de l’auto-détermination. Cet humanisme-là est exigeant, il exige de faire taire nos peurs, d’alimenter raisonnablement nos doutes, de nommer sans disqualifier et d’agir sans normer. L’identité est un illimité dans le champ des savoirs et le genre est « un outil critique »[34], explique Éric Fassin, forgé par les féministes qui ont ainsi opéré la transformation d’une catégorie normative. Rien de moins. Interroger l’identité de Genre[35], en accepter les « variances », protéger les divers modes d’expression sans donner lieu à pathologisation de la différence, telle est l’inscription dans une approche foucaldienne et un humanisme contemporain se donnant pour objectif de diffuser un patrimoine culturel qui à défaut d’être commun doit être (re)connu de tous.

Selon Litardo et Regueiro[36] la loi argentine « 27.743 » est venue tenter de réparer des situations précises, concrètes et avérées : stigmatisations et criminalisations. Les processus de vulnérabilisation sont quotidiens et institutionnels dans cette perspective.   Il revient au législateur d’être inclusif en considérant les identités trans dans leurs milieux sociaux et culturels. La loi argentine n’est pas transposable à volonté et en l’état. Chaque société doit se donner les moyens de penser le dispositif adéquat pour tou-te-s. Nous préconisons bien un changement de paradigme : celui d’une reconnaissance politique et sociale  avec l’objectif de rendre la vie des personnes vivable. Désormais, quelqu’un peut-il raisonnablement s’opposer à l’idée que les personnes trans sont en capacité d’agir en individus libres et responsables ?

Karine Espineira


[1] Idée à relativiser si l’on tient compte du fait que la première recommandation n’est pas appliquée.

[2] « Tatuarse, un sello de distinción », LaNacion.com, 24 février 2011.

[3] Cité par Diego Cruz Neira, op. cit.

[4] Je décris ce dispositif dans l’article « Le bouclier thérapeutique, discours et limites d’un appareil de légitimation », in Le sujet dans la Cité, « Habiter en étranger : lieux mouvements frontières », n° 2, Delory-Momberger C., Schaller J.-J. (dir.), Revue internationale de recherche biographique, Téraèdre, p. 189-201, 2011.

[5] Principes sur l’application de la législation internationale des droits Humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de Genre, 2007, [En ligne], http://www.yogyakartaprinciples.org/principles_fr.pdf

[6] Thomas Hammarberg, « Droit de l’Homme et Identité de Genre », Conseil de l’Europe, Bureau du Commissaire aux droits de l’homme, Conseil de l’Europe, Strasbourg, octobre 2009, [En ligne], https://wcd.coe.int/com.instranet.InstraServlet?command=com.instranet.CmdBlobGet&InstranetImage=1829911&SecMode=1&DocId=1458356&Usage=2

[7] Personas Transexuales, Transgéneras, travestis, hombres, mujeres, transmasculinos, transfemeninas, o como cada quien quiera definirse o identificarse. [En ligne], http://transexualesdechile.org

[8] Dans son Introduction au Tour du monde Trans, dans « La Transyclopédie », éditions « Des Ailes sur un tracteur, M.-Y. Thomas, A. Alessandrin, K. Espineira (dir.), 2012, p 276-278.

[9] « Gender change law soon in Argentina rights group », Ryan Chua, 21 avril 2012.

[10] Valérie Pasquesoone, Le Monde, 10 mai 2012.

[11] « Argentine : une loi sur l’identité sexuelle », 10 mai 2012.

[12] « L’Argentine étonne encore en autorisant le libre choix de l’identité sexuelle et l’euthanasie », AFP, 12 mai 2012.

[13] « En Argentine il est maintenant possible de choisir son genre », Mathilde Guillaume, 11 mai 2012.

[14] « L’Argentine adopte une loi historique sur l’identité de genre », Maëlle Le Corre, 10 mai 2012.

[15] Ce que j’ai pu « découvrir » à Buenos Aires (avril 2013) en rencontrant des membres et responsables de GATE (Mauro Cabral, Karen Benett), Futuro Transgenerico (Marlene Wayar), des avocats du groupe « Abogad*s Por Derechos Sexuales » (Emiliano Litardo, Iñaki Regueiro De Giacomi) impliqués dans l’élaboration de la loi, ainsi qu’un relationnel amical sur place (des ami-e-s tout simplement), entre autres acteurs et actrices de l’associatif argentin.

[16] Conformamos un equipo de activistas legales comprometid*s con los derechos humanos y los derechos sexuales. Nos convoca la posibilidad de transformación social y política mediante nuestra incidencia crítica con el derecho.

[17] On pense entre autres à l’avocate Magaly Lhotel ainsi présentée : « Avocat se consacrant notamment aux questions liées au transsexualisme et aux  libertés individuelles.  Procédures de changement d’état civil (prénom et mention du sexe), discriminations au  travail, atteinte à le vie privée et aux données personnelles ». Elle est très souvent qualifiée « d’humaine » dans les commentaires en « intra-communautaire ».

[18] Soit j’étais « militante » soit j’étais « universitaire » mais en aucun cas les deux. Mais il faut noter qu’à l’arrivée c’est bien « aucun des deux » qu’il a fallu entendre.

[19] « L’identité de genre : Audition de Daniel Borrillo devant la CNCDH », Médiapart, billet de blogpublié le  21 mars. [En ligne], http://blogs.mediapart.fr/blog/daniel-borrillo/210313/l-identite-de-genre-audition-de-daniel-borrillo-devant-la-cncdh

[20] Note de P. Reigné : En revanche, la liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut faire l’objet des restrictions prévues au second alinéa de l’article 9 de la Convention.

[21] Note de P. Reigné : CEDH, 25 févr. 1982, n os 7511-76 et 7743-76, Campbell et Cosans c/ Royaume-Uni, §36.

[22] Note de P. Reigné : V. par ex. CEDH, 11 juill. 2002, n° 28957-95, préc. note (68), § 74. – CEDH, 11 juill.2002, n° 25680-94, préc. note (68), §54.

[23] « Sexe, genre et état des personnes », La Semaine Juridique,  Revue Lexis-Nexis, N° 42, 17 octobre 2011, p. 1890.

[24] « Un rapport du Conseil de l’Europe pour combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle », LeMonde.fr, blog Combat pour les droits de l’homme, 26 juillet 2011, [En ligne], http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2011/07/26/un-rapport-du-conseil-de-l’europe-pour-combattre-la-discrimination-fondee-sur-l’orientation-sexuelle/

[25] État civil et Population Trans Droits bafoués et violation de la vie privée, association Objectif Respect Trans (ORTrans), février 2012, p. 4.

[26] « En France, le genre n’a pas droit de cité», interview de François Vialla, spécialiste du droit de la santé : Par Marie-Joëlle Gros, Libération.fr, 25 juin 2012.

[27] Comme Lhotel, Reigné, Vialla, Catto, Delprat, Hérault pour les présent-e-s. Pour les absent-e-s, Dorlin, Fassin, entre autres, ou moi-même retenue à mon grand regret dans un autre engagement. Il aurait été judicieux de communiquer sur les absent-e-s. Il y a eu polémique sur la présence « d’experts » dont aucun trans. J’ai été aussi interpellée sur cette absence.

[28] L’ouvrage collectif dirigé par Gilbert Herdt relate les usages de cette notion : Moral Panics, Sex Panics: Fear and the Fight Over Sexual Rights, New York University Press, 2009. Lire en particulier l’article de Janice M. Irvine : « Transient Felling, Sex panics and the polotics of Emotion », pp. 234-276.

[29] Cité par John C. Berg, Teamsters and Turtles?: U.S. Progressive Political Movements in the 21st Century, dans le chapitre AIDS/Sex Panic, Boston: Rowman & Littlefield Publishers, 2003 p. 135.

[30] Kate Bornstein, Gender Outlaw : On Men, Women and the Rest of Us, New York : Routledge, 1ère édition, 1994.

[31] « Comment les détracteurs de la théorie du « genre » se mobilisent », par Delphine Roucaute, Le Monde.fr, 25 mai 2013. [En ligne], http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/05/25/comment-les-detracteurs-de-la-theorie-du-genre-se-mobilisent_3180069_3224.html

[32] « Peillon: « pas de débat sur la théorie du genre » à l’école », AFP, publié le 29 mai 2013 à 14:00.

[33] « Sexes et races, deux réalités », Le Monde, 17 mai 2013 à 18h30, mis à jour le 18 mai 2013 à 19h13.

[34] Éric Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel », éditions de l’EHESS, L’Homme, 2008/3-4 – n° 187-188, p. 383.

[35] Pour mémoire : avec la majuscule j’adopte la graphie proposée par Marie-Joseph Bertini pour le terme Genre renvoyant ainsi aux apports des studies anglo-saxonnes.

[36] On peut découvrir une partie de leurs travaux sur le blog : « Abogad*s por los derechos sexuales ». [En ligne], http://abosex.wordpress.com/acciones-realizadas/

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