Transidentités et transitudes

Se défaire des idées reçues

Couverture : Fresque de Brian Kenny, en hommage à Marsha P. Johnson et Sylvia Rivera, pour célébrer les 50 ans des émeutes de Stonewall. Quartier de Cedar Springs, Dallas, 2019.

Si la transidentité n’est pas un fait nouveau, les franchissements de genre suscitent toujours préjugés, brutalités, théories et pressions sur les existences des personnes concernées. Lorsque l’on évoque les transidentités, des questions viennent ainsi inéluctablement : comment un homme pourrait-il devenir une femme ? Une femme, un homme ? Ces formulations ont-elles un sens ? Pour qui et pourquoi ? Une autre question surgit : quel est le sens du mot devenir ? Car les transidentités, appréhendées par le concept d’identité de genre ou sous l’idée d’expériences de vie trans, réinterrogent l’analogie « naissance = assignation ».

C’est tout l’enjeu de cet ouvrage que de montrer que les transitions sont plurielles et bien plus complexes qu’un passage sans retour d’un point A à un point B, que le verbe « devenir » doit être pris au sens fort de « devenir enfin la personne que l’on est ». Être trans est ainsi une expérience du monde qui questionne la construction sociale qu’est la binarité. On ne naît pas, on devient…

Karine Espineira est une sociologue des médias, membre associée au Laboratoire d’études de Genre et de Sexualité (UMR LEGS). Docteure en Sciences de l’information et de la communication, Université de Nice – Sophia-Antipolis.

Maud-Yeuse Thomas est chercheuse indépendante en études de genre, co-fondatrice et co-responsable avec Karine Espineira de l’Observatoire des transidentités et des Cahiers de la Transidentité.

Lien vers la page du livre :

Commentaire tout personnel : Avec cet ouvrage, il a été question de vulgariser des questions et entrecroisements complexes. Nous n’avons pas pour autant renoncé aux références universitaires et militantes, tout en montrant la richesse des savoirs et études trans.

Proposition d’une approche trans-genre dans l’étude des univers ludiques

Cette catégorie regroupera au fil du temps les inpubliés-inpubliables (c.a.d les articles refusés avec ou sans motifs). L’article suivant est l’un d’eux. Il a été co-écrit en 2017. Je ne prétends pas qu’il n’est pas sans faiblesse et que le refus dont il a fait l’objet est injustifié. Mais, même « bancal », il me semble que tout n’est pas à jeter, d’où ce partage.

Nota : Une partie de ce texte a été recyclé dans l’introduction du Dossier « Freaks en tous genres : corps mutants, cyborgs, métamorphes & fantastiques« , Genre en séries, n°, 2020.

Avis aux pilleurs de tombes : Qu’ils soient crappy ou pas, ces écrits n’en demeurent pas moins sous propriété intellectuelle.


Karine Espineira, Université Paris 8

Maud-Yeuse Thomas, Observatoire des transidentités


Résumé

Étudiant trois mondes virtuels (World Of Warcraft, Maple Story, Second Life), Nicolas Ducheneaut, Ming-Hui “Don” Wen, Nicholas Yee et Greg Wadley (2009), montrent que les recherches en Games studies semblent fascinées par le lien entre l’identité online et l’identité offline, entre l’avatar et le joueur ou la joueuse in real.  Les massively multiplayer online role-playing games (jeu de rôles en ligne massivement multijoueur) sont aussi considérés comme des espaces d’expériences identitaires via les avatars et la nature (au sens de genre de jeu) des mondes virtuels considérés. Les outils pour travailler sont nombreux : âge, genre, ethnicité, condition socio-professionnelle, etc., aussi bien dans le champ des productions culturelles au sens large que dans le domaine des jeux vidéo. Nous nous intéressons aux jeux en mode solo mais surtout aux jeux en ligne dont RIFT, un univers fantastique médiéval depuis 2011, et qui s’est démarqué à sa sortie par les nombreuses possibilités de constructions d’avatars qu’il offrait. Notre approche est empirique et parler de « genre » ne se limitera pas à commenter uniquement des données (la variable genre). Nous proposons de discuter l’hypothèse de possibles « franchissements/changements de genre par procuration » non seulement par le choix d’avatars « homme », « femme » et « autre » mais aussi par leur customization : personnalisation des vêtements, morphogénèse comme construction des corps féminins et masculins, plus ou moins contrastés.

Mots-clés : Jeu vidéo, avatar, genre, transidentité, personnalité online et offline, productions culturelles.


Proposition d’une approche trans-genre dans l’étude des univers ludiques[1]

S’intéresser aux relations entre identités de la vie réelle et identités des avatars dans les univers des jeux de rôles, demande de mobiliser le critère du genre avec la variable genre afin de quantifier et distinguer joueurs et joueuses, comme le montrent les premières enquêtes sur le sujet. Ces enquêtes pionnières pourraient d’ailleurs laisser apparaître des angle-mort au-delà du critère de la variable du genre, limitant l’analyse à des identités hommes et femmes « fixes ». Introduire le critère du transgenre dans les univers ludiques des jeux vidéo en ligne massivement multijoueur ou mono-joueur, pourrait ouvrir des perspectives dans l’étude des rapports et liens entre identités « réelles » et identités « ludiques ».

Signed and Sealed With a Kiss, 2019.

Identités sociales et avatars : apports des Games studies

Dans un premier temps, nous nous appuyons sur l’article de Julien Rueff, publié en 2008 et intitulé « Où en sont les games studies »[2]. L’article fait la synthèse sur les enjeux de ces studies à une période où Second Life[3] et World of Warcraft[4] font parler d’eux dans les médias qui contribuent à populariser un mode de jeu en ligne et multijoueur. Rueff s’intéresse aux approches en développement dans ces études, dont celle du genre : « L’expression numérique de la distinction entre les hommes et les femmes demeure l’un des sujets les plus travaillés par les chercheurs analysant les contenus de ces loisirs ». Il se réfère particulièrement à l’article de Henry Jenkins[5] : Complete Freedom of Movement : Video Games as Gendered Play Spaces, car ce dernier s’intéresse à « l’existence probable d’une représentation traditionnelle de la différence entre les garçons et les filles, c’est-à-dire des jeunes joueurs, dans les jeux vidéo ». Rueff trouve encore des développements dans les recherches de Jo Bryce et Jason Butter qui questionnent le même phénomène tout en s’attachant à construire « une perspective interactionniste sur les rencontres ludiques démontrant par là même que la féminité et la masculinité n’existent pas en soi, mais se réalisent en situation d’interactions) »[6]. Viennent encore nourrir la réflexion, les analyses sur les controverses autour des icônes féminines de ces médias ludiques, avec les travaux de Richard Birgit et Jutta Zaremba[7] sur ce qui est devenu un cas d’école : Lara Croft, l’héroïne de la franchise Tomb Raider.

En 2004, Nicolas Ducheneaut et Robert J. Moore[8], s’intéressent au jeu Star Wars Galaxies. L’un des intérêts réside dans le fait que ce jeu permet de créer des avatars sur la base d’une grande variété d’attributs dont le genre et la race. Les nombreuses possibilités de customisations permettent selon eux, de créer des personnages très différents les uns des autres. World of Warcraft (Wow) suit ce modèle en matière de création de personnages, notamment en termes de races, le genre des personnages reste lui très standardisé avec des masculinités et des féminités très affirmées, pour ne pas dire caricaturales.

En 2009, Nicolas Ducheneaut mène une étude inédite avec Ming-Hui « Don » Wen, Nicolas Yee et Greg Wadley[9] Ils élaborent des questionnaires en ligne, librement accessibles, pour les usagers de trois univers en ligne : Maple Story, un jeu déroulant en 2 dimensions ; World of Warcraft, le plus connus des mmorpg à cette époque ; Second Life, un metavers. Leurs travaux confirment montrent la fascination des recherches en Games studies par le lien entre l’identité online (en ligne) et l’identité offline (hors-ligne), entre l’avatar et le joueur ou la joueuse in real (en vrai). Les jeux de rôles en ligne sont ainsi considérés comme des espaces d’expériences identitaires par des questionnements sur les avatars (nature, construction, technologie, etc.) mais aussi sur la nature des mondes virtuels considérés. On ne peut travailler de la même manière sur World of tanks, War of thunder (des jeux de stratégie et de tir) et des jeux de rôles comme Tera, Guild War, Aion, Echo of Soul, Wow, Neverwinter ou encore Rift, tout en devant composer avec des critères comme l’âge des joueurs et des joueuses, leurs cultures, leur condition sociale, etc.

Makoto Yuki from Persona 3, 2008.

Leur enquête va offrir de nombreuses données. On s’intéressera uniquement à celles liées à la variable du genre. En premier lieu, les chercheurs tentent une étude démographique sur ce critère : sur les 178 participants de l’enquête, 65% sont des hommes [ou disent être des hommes] ; 35 % sont des femmes [ou disent être des femmes]. La nuance que nous introduisons en sus de leurs résultats mérite d’être souligné car deux participants n’ont pas renseigné leur genre ou n’ont pas souhaité le faire. Sans extrapolation abusive, ce point ne doit pas être délaissé. Nos observations empiriques à travers notre connaissance des populations trans et non-binaires indique que souvent le non-renseignement du genre relève parfois d’un refus d’assignation, parfois d’une gêne. D’autres identités trans vont au contraire affirmer leur genre ressenti et/ou revendiqué, comme nous le verrons. On peut décliner ici notre démarche en pointant les abords non questionnés. Alors que les travaux cités ne nous semblent pas questionner la binarité des sexes, notre posture est précisément de dire qu’il faut poser la question de la binarité et l’inscrire dans une méthodologie. Nous considérons les catégories joueurs et joueuses au prisme des expressions de genre dans les jeux comme dans la vie réelle et non sur le seul critère du sexe. Au-delà des préconçus ou des réalités des addictions dans l’usage courant de ces jeux en ligne, il nous semble intéressant d’envisager des formes d’expériences de la vie online permettant des projections de soi, tantôt contrastées, tantôt idéalisées de soi.

La répartition entre genre est différente selon les mondes virtuels considérés. Dans Maple Story et WOW, on obtient la répartition suivante : 70% de joueurs pour 30% de joueuses. Dans Second Life, une parité se dessine avec un 50/50. Ces résultats correspondent aux résultats d’autres enquêtes menées sur la plateforme d’enquête The Daedalus Project[10]. La seule différence constatée est le relatif équilibre noté dans Second Life. Depuis, il semble que le nombre de joueuses soit plus important dans tous les jeux en ligne.

Après avoir travaillé sur la répartition entre joueurs et joueuses, Ducheneaut, Wen, Yee et Wadley ont travaillé sur la répartition du genre des avatars. Dans l’enquête, chaque enquêté devait fournir une copie d’écran de son avatar. Sur les 178 participants, 157 ont envoyé des copies d’écran estimées valides. Nous nous en tiendrons aux grandes lignes :

Il apparait qu’il y a des « switch » de genre entre le genre des joueurs/joueuses et le genre de leur avatar. Près de 24% des enquêtés jouent dans l’autre genre sur les trois mondes considérés. Ainsi, 34 joueurs ont des avatars féminins et 4 joueuses ont des avatars masculins. Le « switch de genre » semble plus présent dans Second Life, notamment avec des hommes ayant opté pour des avatars femme.  Avec l’explosion des jeux de rôles en mode solo ou en ligne depuis les années 2000,  on peut aussi s’interroger sur la part des joueurs/joueuses ayant des avatars des deux genres ou d’un genre « souhaité » intimement minoritaire et/ou non définit, sachant que les enquêtes privilégient généralement le main (personnage principal) alors que certains joueurs et joueuses ont jusqu’à dix avatars et projettent des avatars très différents entre eux en termes de classes (guerriers, mages, prêtres, etc.), de races (orcs, elfes, nains, gnomes, etc.), de genres et de morphologies quand les applications d’élaboration des avatars le permettent comme dans Rift, Neverwinter ou Aion).

Les analyses de Ducheneaut, Wen, Yee et Wadley prennent appui sur trois concepts-outils : 1/ l’idealized self (que l’on peut comprendre comme une construction idéalisée de soi : un moi idéalisé) ; 2/ le standing out (que je traduirais par le contraste, cad un moi le plus différent possible de moi) ; 3/ le following a trend (au sens de suivre une tendance, un courant, un mouvement, une mode).

Chaque outil porte ses propres questions : 1/Le moi idéalisé : Mes avatars sont-ils une version d’un moi idéalisé ? Mes avatars ont-ils des qualités que je souhaiterais avoir dans ma vraie vie? 2/ Le contraste, la distance : Est-ce que je construis des avatars les plus originaux possible? Est-ce que je crée des avatars qui ont des looks non-conformes ? Est-ce que je construis des avatars aussi différents que possible de moi ? 3/ La tendance : Est-ce que je crée des avatars ressemblant à des célébrités ou des personnes que j’aime ? Est-ce que je crée des avatars tendances, à la mode ?

Les tendances mises à jour indiquent que dans Second Life, les avatars correspondent plus à la personne du « réel », que dans World of Warcraft, ce n’est quasiment jamais le cas et cela aurait peu de sens dans un tel univers. Par ailleurs, on ne peut pas appréhender le changement de genre de la même façon selon les univers considérés. Concernant les joueuses, elles auraient plus tendance à créer des avatars idéalisés en élaborant des personnages féminins. Ce serait moins le cas pour les joueurs puisqu’une part importante d’entre eux créent des avatars féminins. Point peut-être crucial, si les chercheurs avaient introduit les notions de travestissement ou de franchissement de genre, peut-être qu’ils auraient pu analyser autrement la démarche de ces hommes qui créent des avatars féminins. Au lieu d’envisager uniquement le contraste, n’auraient-ils pas été en mesure d’envisager l’outil du « moi idéalisé » ? Si oui, avec quelles approches et quels outils, car cela ne pourrait concerner que peu d’entre eux ?

En appréhendant l’ensemble de ces joueurs avec l’outil du contraste, ils les considèrent comme des hommes construisant un avatar le plus différent possible d’eux-mêmes, donc des avatars féminins. Le contraste semble donc opéré par le genre. Plus celui-ci serait affirmé dans le masculin ou le féminin et plus il créerait du contraste. Pour la catégorie des joueuses, elles semblent idéaliser le plus. Si on dit que le contraste est le fait des quatre joueuses ayant choisi un avatar masculin, ne pourrait-on pas dans une approche transgenre envisager le « moi idéalisé » les concernant ? Les chercheurs notent cependant un point commun en s’appuyant sur le critère de l’âge : les joueurs et joueuses les plus âgées cherchent à créer des looks plus jeunes.

L’une des solutions possibles pour dépasser la coïncidence hommes-femmes, joueurs-joueuses, masculinités-féminités idéalisées ou contrastées, pourrait être d’autoriser les débordements du dispositif d’identification de genre par l’ajout d’une proposition « autre (préciser) » et ne pas le restreindre aux cases homme et femme.      


Esquisse de la représentation de la transidentité dans des productions ludiques

Pour appréhender la thématique de la transidentité dans les univers ludiques, des détours par la bande dessinée et les jeux vidéo en mode solo donne permettent des contextualisations, voire des updates de nos conceptions.

Avec les bandes dessinées, on constate que la transidentité y est parfois présente, depuis un certain temps comme pour les jeux vidéo, mais que la thématique n’est soit pas assumée ou pensée comme telle puisque le changement de genre est le plus souvent accidentel ou contraint par les circonstances (un travestissement de nécessité[11]). Il faut attendre 2013 pour qu’un personnage s’auto-définisse comme transgenre dans les DC Comics. Dans cet exemple, il s’agit de la colocataire à Batgirl, nommée Alysia Yeoh née de la plume de Gail Simone[12]. D’entrée de jeu, Alysia annonce sans ambiguïté qu’elle est transgenre. Plus tard, on saura qu’elle est aussi bisexuelle.

Les comics américains ont abordé le changement de genre sous la formule « changer de corps » au sens littéral. Dans les Marvels Comics, il y a souvent un accident pour expliquer la situation. Par exemple, le personnage de Courier[13], auparavant nommé Jacob Gavin, et qui n’est pas sans ressembler à un Wolverine dans le civil, disparaît suite à la liquéfaction de son corps (l’accident). On passe sur les péripéties pour en arriver à l’épisode de la reconstitution de son corps sous la forme d’une femme nommé Courier, alias de Jacqueline alias de Jacob. La fiche du personnage de la Marvel Database[14], indique que Courier est de genre féminin. Autre personnage, le prince Xavin[15] qui est un extra-terrestre métamorphe. Celui-ci adopte la forme d’une femme pour ne pas éveiller les soupçons et parvenir à s’échapper de la terre (la nécessité, stratégie). La Marvel Database, indique cette fois que Xavin/Karolina Dean est de genre fluide. Parmi d’autres exemples, il y a encore la situation du dieu, Loki, frère de Thor, qui change régulièrement de corps.

Loki, Marvel Universe. Dans la Database, le personne est identifié comme fluide.

Pour en revenir aux DC Comics, il y aussi de nombreux exemples ? Du côté des « méchants » ou « super-vilains », Gerard Shugel (Ultra-Humanite)[16] est un scientifique qui « tue » son propre corps avec des expérimentations. Pour survivre, il se fait transplanter le cerveau dans d’autres corps, dont celui d’une actrice. La narration montre que le personnage table sur le fait que les autorités sont plus clémentes avec les femmes. Avec Shvaughn Erin[17], on assiste à un coming out forcé au cours d’une guerre galactique qui ne lui permet pas de s’administrer son traitement, Erin reprends une apparence masculine. Autre personnage identifiée comme transgenre, Lord Fanny[18] qui est d’origine brésilienne et a été élevée en tant que fille par sa grand-mère. Celle-ci ne pouvait lui transmettre son héritage de chaman qu’à la condition qu’Erin soit une fille.

Dans un certain nombre de cas, la question de l’utilisation du « changement de sexe » par « le changement de corps radical » (comme sa destruction) semble un moyen de parler de sexualité comme avec des personnages tels que Courier, Comet ou Mantra qui ont des amours plus ou moins contrariés en raison de leur passé dans « un autre genre ».

Internet foisonne d’exemple à travers des d’articles de blogs recensant et décrivant l’apparition de personnes/personnages LGBTI+ dans la bande dessinée, dans le cinéma ou encore les jeux vidéo. On note souvent une certaine spéculation dans ces écrits, relativisée en partie par l’expression « plus ou moins transgenre ». La « génération X »[19] (1960-1980) a connu les premiers personnages changeants de corps et de genre, mais il semble c’est la « génération Y » (1980-2000) qui voit s’affirmer les premiers personnages transgenres et à pouvoir lire un webcomic tel qu’Assignée garçon[20] de Sophie Labelle, ou encore le seinen manga intitulé Family Compo de Tsukasa Hōjō[21].

Family Compo, seinen manga écrit et dessiné par Tsukasa Hōjō

Les jeux vidéo des premières consoles Amstrad, Atary ou Amiga ne sont pas en reste jusqu’aux jeux portés sur les plus actuelles et performantes configurations de gamers. Parmi les exemples les plus connus et les plus cités : Birdo, Super Mario Bros 2, Nintendo, 1988 ; Poison, Street Fighter V, Capcom, 1987 ; Flea, Chrono Trigger, Square Enix. 1995 ; Sheik, The Legend of Zelda : Ocarina of Time, Nintendo, 1998 ; Bridget, Guilty Gear, Arc System Works, 2002 ; Viviane, Paper Mario : La Porte Millénaire, Nintendo, 2004 ; Lucina, Fire Emblem Awakening, Nintendo, 2012 ; Erica, Catherine, Atlus, 2012. En 2009, le personnage de Fang dans Final Fantasy XIII avait posé quant à lui beaucoup de questions et donné lieu à autant de spéculations sur les forums de jeu. Son amitié avec Vanille avait questionné en ce sens : couple lesbien ou pas ?, d’autant plus que le bruit courrait que « Fang aurait dû être un homme ». Erica (Catherine) est identifiée comme transsexuelle, tandis que Lucina (Fire Emblem Awakening) est dans la même situation que Sheik (The Legend of Zelda), c’est-à-dire dans ce que l’on peut qualifier de changement de genre ou de travestissement de nécessité. De son côté, Poison est un personnage transgenre « par défaut » car l’éditeur Capcom devance (à l’époque) les détracteurs, c’est-à-dire les joueurs ne veulent pas « se battre contre une femme ». Pour les personnages de Birdo et de Viviane, ils sont là tels qu’ils sont. Ce sont des indices dans le jeu qui nous dévoilent leur changement de genre, en l’occurrence par des outing trans réalisés par d’autres personnages du jeu. Le personnage de Bridget est quant à lui qualifié de hors norme, souvent chargé d’une sorte de candeur, tantôt qualifié d’androgyne tantôt de cross-dresser (travesti). En 2014, le jeu Les Sims 4[22] a fait parler de lui en raison d’une implémentation nouvelle. Joueurs et joueuses peuvent créer des personnages transgenres. Les films YouTube avec des sims prolifèrent, allant du « mon personnage transgenre va au restaurant » au « clone de Caitlyn Jenner », en passant par les récits plus ou moins scénarisés de transitions. Aucun de ces jeux, ne porte cependant et à notre connaissance, de messages sur les trans, ou du moins, de façon explicite et/ou détaillée comme on peut le voir avec des jeux récents comme The Witcher 3: Wild Hunt (CD Projekt RED, 2015) et Dragon Age Inquisition.

Crem, jeu The Witcher 3: Wild Hunt, 2015.

Le premier exemple de messages explicites portés par des personnages récents, nous le prendrons dans The Witcher 3, un jeu vidéo en vue à la troisième personne en monde ouvert de type action jeu de rôle dans un univers médiéval fantastique. Parmi les personnages secondaires on note Elihal, un tailleur elfe, qui pourrait être qualifiée de transgenre ou de cross-dresser sur les forums de jeu. Au cours d’un échange avec Geralt, le personnage principal et jouable, on comprend qu’Elihal se vit dans le vêtement féminin, mais pas de façon exclusive, et ce sans être attiré par les hommes. L’expression de genre est clairement distinguée de la sexualité. Avec Elihal, on parle d’ouverture d’esprit, d’expérimentation et d’exploration des rôles sociaux par le genre et la classe : « vicomtesse ou voyou ». Ce personnage de second plan est aussi intéressant qu’il est inattendu dans un climat de racisme : anti-elfe, anti-nains, anti-doppler (métamorphe), anti-mage, etc. Par exemple, les elfes vivent dans ce qu’on appellerait dans nos contextes socioculturels : des banlieues pauvres.

Le deuxième exemple, est aussi tiré d’un univers médiéval fantastique, Dragon Age : Inquisition (Bioware, Electronic Arts, 2014). Le personnage de Crem est un protagoniste secondaire, qui se distingue tout en n’étant pas un personnage jouable. Il s’agit explicitement d’un personnage transgenre et dans le sens FtM (female to male). Si la dimension transgenre du personnage est pointée à plusieurs reprises, les choix de dialogues sont susceptibles soit d’approfondir la thématique à travers le récit de de Crem et de son acceptation par ses camarades, soit d’en rester-là sans chercher à en savoir plus. Plusieurs choix de dialogue sont possibles sachant qu’un choix annule la possibilité de revenir poser les autres questions. Il est nécessaire de travailler sur des sauvegardes pour explorer l’ensemble des échanges. Les discours et vocabulaires susceptibles d’être interprétés comme contemporains : « recadrage » sur le mégenrage (non-respect du genre vécu et revendiqué) ; positionnements de défense (voire militants) de l’identité de Crem ; idée du recours à la magie comme analogie/métaphore de l’opération de réassignation aussitôt écartée (l’identité ne tient pas à l’entre-jambe en résumé).

Notons que le « mode transgenre » n’est tout à fait nouveau chez Bioware qui n’en est pas à son premier coup d’essai ni au dernier : le genre et la sexualité des Asari dans la trilogie Mass Effect (2007-2012) ; le personnage trans (Hainly Abrams) dans Mass Effect ; Andromeda, dont les dialogues avaient été remaniés après avoir été jugés trop réducteurs par les joueurs-joueuses. Les personnages trans commencent donc à se faire une place en tant que personnages secondaires, il ne serait pas étonnant que dans l’avenir, des personnages de plus en plus travaillés deviennent jouables. Le personnage de Crem est une amorce intéressante autant qu’une réussite en termes d’authenticité d’un personnage hybridant références et expériences transgenre (le binder pour cacher les seins, faire « pipi debout », etc.), discours connus (popularisés) et discours plus subversifs : acceptation par la famille ; la genèse et le ressenti ; l’évidence et l’inexplicable ; le rôle social et les contraintes de classes et de race ; se vivre sur un mode transgenre ; affranchissement des déterminismes biologiques et des normes sociales.

La succession de ces nouveaux personnages trans, agissant loin de nos contextes contemporains, semblent proposer des modèles déconstruisant à la fois les déterminismes biologiques et l’idée d’une linéarité de l’identité, la binarité et la bipolarisation. Le devenir devient pluriel : on ne nait pas, on ne devient pas une identité fixe et limitée mais une possibilité d’identité presque impossible à décrire sinon à traduire avec le terme fluidité. La distinction transsexuel, transgenre, n’a pas plus de sens dans de tels cadres. Pour aller dans le sens de la fluidité, on note que le devenir comprend ici la classe, la race et peut-être la sexualité.

Poison, Street fighter, 1989-2019.

Identités ludiques et identités narratives trans

Dans quelle sens prendre le terme travestissement si on décidait d’en faire usage sans connotations péjoratives dans l’univers des jeux de rôles tout en l’appliquant au « moi idéalisé » et au « moi contraste » ?

En premier lieu, prenons les définitions du Larousse et de tous les dictionnaires en général : Action ou manière de travestir ou fait de se travestir. On comprend que l’on parle de déguisement. On pense au théâtre de Marivaux ou de Molière où les travestissements de genre sont aussi et souvent des travestissements de classe et de nécessité : entre valets et maitres par exemple, pour des motifs de survie ou amoureux. Avec la seconde acception : « Action de transformer, d’altérer la nature de quelque chose ; déformation, parodie : Le travestissement de la vérité », on implique les ressorts de la tromperie et de la tricherie sur lesquels se sont construites des représentations trans tragi-comiques.

Plutôt que de tenter d’opter pour l’une ou l’autre des acceptions, nous proposons de considérer les deux dans les Mmorpgs. Par exemple, l’on pourrait travestir une masculinité par contraste : un joueur choisi une masculinité plus ou moins contrastée avec la masculinité derrière le clavier. Pareillement pour des joueuses et des féminités. Le contraste comprend à la fois les attributs de l’avatar mais aussi les comportements qui habillent la socialité du personnage dans ses interactions au sein d’une guilde et des responsabilités dévolues dans certains cas. La distinction entre « le moi idéalisé » et le « moi contrasté » devient bien plus floue nous semble-t-il.

On a vu que les premières enquêtes partagent des analyses sur le contraste des masculinités et des féminités dans la construction des avatars. On pourrait envisager, que par la médiation de ces avatars, des joueurs et des joueuses expriment aussi une identité « rêvée », « revendiquée » ou encore en « construction ». À travers une expérience de dix ans les Mmorpgs (Wow, Rift, Neverwinter) et depuis un point de vue empirique, nous savons que des personnes ont fait l’expérience du « bon genre » dans ces univers, avant leur transition ou durant leur transition, et selon que l’on qualifie ces transitions de « changement de genre » et/ou de « changement de sexe », voire de « travestissement ». Le ludique semble côtoyer l’expérience rituelle, ou du moins la favoriser.

Erica Anderson, jeu Catherine, 2011.

Dans The Game of life: Narrative and Ludic Identity Formation in Computer Games[23], Jos de Mul, s’intéresse lui aussi aux identités ludiques mais en ne les cantonnant pas aux usagers des metaverses (comme Second life par exemple). Il s’appuie notamment sur la théorie de l’identité narrative de Paul Ricoeur : « Les productions vidéoludiques sont alors envisagées comme des médias grâce auxquels des identités ludiques (« ludic identity ») peuvent émerger » (Rueff, 2008 : 157). Dans la pensée de Paul Ricoeur, la notion de « récit de soi »[24] s’appréhende entre récit historique et récit de fiction. La parole adressée à l’autre est aussi adressée à soi. Pour Ricoeur, la manière dont temporalité, identité et constitution du soi, se nouent intimement dans la narration et le récit, montre une continuité historique, c’est-à-dire une continuité de sens, au sujet qui « se raconte lui-même ». Il s’agirait d’un récit de soi construit comme un récit historique et un récit de fiction. Sur des forums trans, on pourrait trouver des exemples en ce sens : des récits de soi historiques et des récits de fictions hybridant identité ludique et identité réelle en co-construction dans le cas d’un franchissement de genre. Nous en donnons quelques exemples :

Le premier exemple, nous le recueillons dans l’ouvrage : Coming of age in the second life: An anthropologist explores the virtually human[25]. Tom Boellstorf rapporte l’un de ces échanges avec dans l’univers de Second Life : « Tom, je ne suis pas la personne que je t’ai donné à connaître. Je suis un homme mais depuis trois semaines, j’ai compris que j’étais transsexuelle. Pavia émerge dans la vraie vie. Je deviens elle, elle devient moi »[26]. Cette illustration plaide pour la réalité d’expériences identitaires, transgenre peut-on dire, dans les univers virtuels. L’auteur, dans cet échange avec Pavia, devient l’interlocuteur d’un coming out trans et assiste à l’affirmation d’une jeune femme. Ce qui pourrait passer au départ pour travestissement de la vérité comme de genre, sans aucune connotation péjorative et jugement de valeur, devient un franchissement/changement de genre à l’arrivée.

Blogs et forum transidentitaires, ainsi que des groupes Facebook, offrent d’autres exemples sous la forme de partages d’expériences et de témoignages.  L’un d’eux a été recueillis sur le site Txy.fr, qui se définit comme espace communautaires réunissant des personnes s’auto-définissant transgenres, travestis ou encore transsexuelles. Une personne écrit : « D’autres membres, eux, profiterons de la liberté d’action que peut offrir une expérience comme second Life. Ce qu’ils ne peuvent pas « vivre » dans la vie réelle, du simple fait se libérer des contraintes du corps aux déplacements en volant, devient possible une fois en ligne. Pour les travestis qui n’ont pas la chance de s’épanouir comme ils le désiraient, c’est l’occasion d’incarner un avatar féminin et d’interagir avec d’autres (…) Cela peut être aussi un moyen de sortir de la solitude, car vous ne le savez que trop bien : l’expression féminine de beaucoup d’entre nous est trop souvent réduite au silence… »[27].  Ces témoignages ne sont pas rares sur Internet, sur des espaces dédiés où les personnes partagent leurs expériences et se conseillent. À la lecture d’un certains nombres de témoignages, il semble que les mondes virtuels font office de « terrain d’entrainement » en ritualisent les franchissements de genre avant qu’ils ne deviennent effectifs dans la vraie vie.

Sur Facebook, nous avons aussi pu relever les échanges suivants : 1- « J’ai joué 3 ans à Everquest 2 et 4 ans à Wow. J’ai joué commencé exclusivement avec des personnages féminins, alors qu’identifié homme dans ma vie de tous les jours (…) »[28]. Cette personne explique avoir pu jouer des personnages masculins (modérément) à partir du moment où l’un de ses personnages féminins a été reconnu comme personnage puissant au sein d’une guilde, tout en s’affirmant au travers de l’avatar d’une « femme forte ». Une autre personne écrit : « Afab NB[29], je prenais comme référence point de référence la féminisation extrême des personnages pour m’identifier à celleux [celles et ceux] qui n’avaient pas ces attributs, donc généralement masculins (…) Vega ou Blanka pour Street Fighter, Yoshi pour Mario, les séries de Zelda et Final Fantasy VII parce que les héros sont quand même des crevettes… »[30]. Une autre ajoute : « Mon avatar était aussi androgyne que possible ». Une quatrième personne développe : « À défaut de pouvoir jouer des avatars androgynes, je joue presque exclusivement des persos féminins (…) Même si l’aspect sur-genré er sur-sexué des femmes (et moins souvent des hommes) m’a souvent gêné, ça m’a toujours emmerdé de jouer un homme »[31]. Cette personne explique avoir toujours été gênée par le fait de devoir choisir de façon binaire puisque chaque « race » est conçue sur ce modèle.

Vivian, Mario TTYD, 2004.

L’importance d’une débinarisation des identités et expressions en cours dans les communautés trans et intersexes aurait toute son importance dans les études des jeux comme pour les développeurs. La possibilité de choisir une identité de genre non « cisgenre »[32], des expressions de genre ne renvoyant ni à la masculinité ni à la féminité importent à ces publics. Ces modifications leur apporteraient un fort sentiment d’identification à leurs personnages et une envie de travailler en amont les graphies préférées avec la possibilité d’en changer en cours de jeu.

Il nous faut considérer l’idée du « travestissement par procuration », au sens de changement de genre ludique ou réel par ritualisation, car il pourrait bien avoir du sens, et que nous pourrions le percevoir comme une décriminalisation et une débinarisation des changements de genre. Dans cette perspective, les jeux ont une importance par rapport au réel binaire des identités sexuées et genrées où les changements de genre restent toujours périlleux du fait d’un écart visible entre l’identité d’apparence sociale et l’identité vraie de la personne. Ce travestissement par procuration prend le statut de pratique sociale comme usage social n’entrant pas en conflit avec la fonction sociale dite de « soupape », d’exutoire ou de défouloir. En somme, il s’agirait de penser une continuité entre identité online et offline, même lorsque la différence entre les deux est très importante, réduisant l’écart entre réel et virtuel, réalité et illusion. Les tensions au sein des rapports sociaux des sexes via l’identification de genre ne sont-elles pas au contraire soulagées contrairement à ce qui se déroule sur la « scène de contraintes » (Butler, 2006, p. 13) ? Le genre se déploierait-il aussi avec les identités ludiques à l’intérieur des univers virtuels comme scènes bien moins contraignantes ? Pouvons-nous penser le « changement de genre par procuration » comme ayant un rôle social ? Dans une autre perspective, d’autres questions s’imposent : Les jeux sont-ils uniquement des univers d’hommes, des univers masculins, parfois féminins ? Sont-ils tous construits sur des stéréotypes, renforçant l’ordre des genres, les inégalités, le sexisme, l’homophobie, la transphobie, etc. ?

Il n’est en effet pas rare de voir des échanges rudes, voir grossiers, sur les chats de jeux en ligne, démontrant un sexisme banal qui renvoie souvent à une ritualisation sociale de l’homophobie. Rares sont les joueurs/joueuses à oser s’interposer dans ce type d’échanges. Dans les exemples de transphobie, le terme de transsexuel est utilisé sous deux formes. L’une est une moquerie sans nuance, et l’autre désigne un changement de genre moqué et appuyé par des questions telles que : « Alors, qu’est-ce que ça fait d’être un homme et jouer au féminin ? » comme si l’on présumait de conséquences dans le réel en introduisant une rupture réel/jeu, là où il y a peut-être une continuité.

Des échanges informels avec des joueurs avec un avatar féminin permet d‘analyser empiriquement leur choix. La plupart des leurs explications tournent autour du critère esthétique de l’avatar féminin. Ce type de réponse va tantôt dans le sens d’un changement de genre volontaire et ludique, tantôt sexe et esthétique sont dissociés. De leur côté, les femmes répondent de même, comme si les graphies féminines, voire hyperféminines, avaient une réalité et donc une importance accrue par rapport aux masculinités affichées. L’esthétisation des féminités s’appuie sur une argumentation positive : esthétique, beauté, érotisme, féminité forte, et parfois négative quand elle est liée à la légèreté. Le jeu Rift, compte de très nombreux avatars dont la personnalisation des tenues s’appuient sur des colifichets érotiques. Dans l’expérience de jeu, il est arrivé à maintes reprise de croiser dans les capitales ou dans des donjons épiques des personnages de haut niveau dans des tenues se résumant à des dessous érotiques. Ce qui pourrait sembler être caché le privé et dans le réel est affiché sans retenu online, que ce soit pour les hommes ou les femmes.

La sursexualisation de l’apparence pourrait être dans ces exemples un critère opérant de la construction des avatars comme facteur d’estime de soi, d’idéalisation de soi, de contraste, d’invite à la communication, au jeu, à la dérision, etc. La recherche des joueurs-joueuses pour telle ou telle graphie est permise par le repérage de l’item souhaité grâce à une fonction de visualisation généralisée dans les Mmorpgs. L’interface prend la fonction d’un salon d’essayage. Chacun.e peut se voir sous toutes les coutures, en plan large et serré. Les modalités techniques d’un jeu à l’autre pour ce faire sont variées.


La customisation permet de conférer d’autres propriétés à un avatar débordant les graphies strictement masculine et féminines que l’on pourrait définir comme intergenre, c’est-à-dire comme une identité débinarisée. Dans une expérience de jeu sur Rift, j’ai[33] souhaité construire un avatar non binaire, nommée Yxx. Il s’agit d’une femme (selon les critères binaires du jeu), physiquement imposante et androgyne (une taille et musculature que l’on qualifiera de masculine) permise par un type de faction (les Renégats opposés aux Gardiens). J’ai tenté sans grand succès de susciter des échanges sur ses particularités. Les avis ont été très évasifs comme si les joueurs-joueuses ne comprenaient pas le schéma proposé. On voit ici les limites de la projection des joueurs-joueuses à l’épreuve du réel sexué binaire imposant un choix entre masculin ou féminin.

Il ne suffit pas de dénaturaliser pour appréhender les hommes, les femmes et leurs relations, il faut aussi débinariser la question. Il faudrait donc déborder les approches genre pour intégrer les identités trans ou fluides dans les études s’intéressant à la construction des avatars, aux relations entre la personne offline et la personne online. Il semble qu’il n’y ait pas que des hommes et des femmes qui créent des avatars. Et les avatars sont loin de n’être que des femmes et des hommes, aussi contrastés soient-ils.

Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas


Marvel Transgender & Gender-Fluid Superheroes

Bibliographie

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Serano Julia, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Berkeley, Seal Press, 2007.


[1] Nous avons opté pour l’écriture trans-genre car avec le trait d’union nous signifions que nous sommes à la fois dans une approche études de genre et études trans (des savoirs situés dits trans).

[2] Julien Rueff, « Où en sont les « game studies  » ? », Réseaux, n° 151, La Découverte, 2008, p. 139-166.

[3] Un métavers 3D (un méta-univers en 3 dimensions), multijoueur, sur le modèle du free to play, conçu par Philip Rosedale fondateur de la société Linden Lab, sorti le 23 juin 2003.

[4] Un jeu vidéo de type MMORPG développé par la société Blizzard Entertainment, sorti le 23 novembre 2004.

[5] Henry Jenkins, « Complete Freedom of Movement: Video Games as Gendered Play Spaces », Salen K. & Zimmerman E. (eds), The Game Design Reader. A Rules of Play Anthology, Cambridge, MIT Press, 2006, p. 330-363.

[6] Jo Bryce, Jason Butter, « Gendered gaming in gendered space », Raessens J. & Goldstein J. (eds), Handbook of Computer Game Studies, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 301-310.

[7] Richard, Birgit, Jutta Zaremba, “Gaming with Girls: Looking for sheroes in computer games, Raessens J. & Goldstein J. (eds), Handbook of Computer Games Studies, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 283-300.

[8] Nicolas Ducheneaut, Robert J. Moore, “The Social Side of Gaming: A Study of Interaction Patterns in a Massively Multiplayer Online Game”, Proceedings of the 2004 ACM conference on Computer supported cooperative work, 2004, p. 360-369.

[9] Nicolas Ducheneaut, Ming-Hui “Don” Wen, Nicholas Yee, Greg Wadley, “Body and Mind: A Study of Avatar Personalization in Three Virtual Worlds”, Proceedings of the SIGCHI Conference on Human Factors in Computing Systems, 2009, p. 1151-1160.

[10] The Daedalus Project, the psychology of mmorpgs, [En ligne], http://www.nickyee.com/daedalus/. (Consulté le 5 mai 2016)

[11] Cette catégorisation trouve des développements dans le deuxième volume des publications des résultats d’une recherche de thèse de doctorat : Karine Espineira, Médiacultures : La transidentité en télévision. Une recherche menée sur un corpus à l’INA (1946-2010), Paris, L’Harmattan, 2015.

[12]  Batgirl, n°19, DC Comics, Gail Simone, avril 2013.

[13] Deadpool:The circle chase, n°1, Marvel Comics, Fabian Nicieza, Joe Madureira, août 1993.

[14] [En ligne], http://marvel.wikia.com/wiki/Category:Marvel_Database.

[15] Runaways, vol. 2, n°7, Marvel Comics, Brian K. Vaughan, Adrian Alphona, octobre 2005.

[16] Comic Book Action Comics, n° 13, DC Comics, Jerry Siegel, Joe Shuster, juin 1939.

[17] Superboy and the Legion of Super-Heroes, n° 241, DC Comics, Paul Levitz, Jim Sherman, juillet 1978.

[18] The invisibles, vol. 2, n°14, Brian Bolland, Steve Yeowell, avril 1998.

[19] Douglas Coupland, Generation X: Tales for an Accelerated Culture), New York, St. Martin’s Press, 1991.

[20] [En ligne], http://assigneegarcon.tumblr.com/.

[21] ファミリーコンポ, Famirī Konpo?, Tsukasa Hōjō, Manga Allman, éditions Shūeisha (1996 à 2000) ; version française : Tonkam et Panini Manga (depuis 2010).

[22] Les Sims 4, Maxis, The Sims Studio, Electronic Arts, 2014.

[23] Jos de Mul, « The game of life. Narrative and ludic identity formation in computer games», Raessens J. & Goldstein J. (eds), Handbook of Computer Game Studies, Cambridge, MIT Press, 2005, 251-266.

[24] Paul Ricœur, Temps et Récit III : Le temps raconté, Paris, éditions du Seuil, 1985.

[25] Tom Boellstorff, Coming of age in the second life: An anthropologist explores the virtually human, Princeton University Press, 2008.

[26] Ma traduction. Texte original : Tom, I’m not the person you have gotten to know. But at the same time. I am. I’m a man in real life, but about three weeks ago I learned that I’m transsexual (…) Pavia started coming out in the real world. I became her, she became me. (p. 138)

[27] Txy.fr, consulté le 03 avril 2016. La page exacte n’est plus accessible.

[28] Groupe Facebook confidentiel, de personnes fluides et non-binaires, consulté le 4 avril 2017.

[29] Acronymes signifiant respectivement : « assigné femme à la naissance » et « non binaire ».

[30] Op. cit., Groupe Facebook.

[31] Op. cit., Groupe Facebook.

[32] Pour faire court, à entendre comme non-trans. Julia Serano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Seal Press, 2007.

[33] Cette partie se réfère à l’expérience de Maud-Yeuse Thomas.


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Aux camarades « pour » ou « contre » le fait que : « je » puisse exister

Le texte suivant est à considérer comme un billet d’humeur qui provoquera certainement quelques tensions dans mon entourage lointain et peut-être proche. Je tenais à le dissocier de textes plus impersonnels car c’est un point de vue très personnel que je tenais à exprimer dans une période que j’estime trouble, voire inquiétante. J’éprouve des difficultés à ne voir que les promesse d’un « avenir radieux » (et lequel ?) consécutif à la visibilité médiatique et à la meilleur compréhension des questions trans. Des propos entendus et certaines lectures me font craindre une nouveau backlash. Ignorer les violences serait une erreur, ignorer les critiques tout autant. Je mesure depuis des années les violences sur les trans tout en me disant que nous devons aussi nous repenser de l’intérieur et peut-être revenir à des fondamentaux tout en devant questionner ce qu’est le mouvement trans, écouter les trans racisé.e.s qui nous interpellent à juste titre, analyser le mouvements transféministe vs les adhésions sans condition au système sexe-genre, etc. Il ne faut pas occulter les questions qui font mal et qui ne sont pas à notre avantage. Il n’est pas question de « baisser la culotte » comme on nous l’a tant demandé mais de ne pas devenir invisibles à nous-mêmes en ne questionnant plus les normes nous ayant conduit à le désintégration ou à l’insurrection.


Aux camarades « pour » ou « contre » le fait que : « je » puisse exister

Camarades, militant.e.s, féministes ami.e.s ou « détractrices ». Nous sommes un certain nombre à avoir assumé avis, propos, théorisations et politisations à visage découvert en tant que trans, en tant que féministes, en tant que transféministes. Nous sommes parfois des personnes en transition pour la vie entière car éveillé.e.s au fil de nos expériences et analyses, aux méfaits du patriarcat, à ses injustices, aux tenants des rapports de pouvoir et de domination qui nous traversent toutes et tous, quels que soient nos groupes d’appartenance, de familiarité, de socialité. Autrement dit, nous ne nous sommes jamais caché.e.s derrière un pseudo pour nous engager dans la plus grande transparence et démontrer par les actes que nous pouvons dépasser les luttes pour nos propres et seuls intérêts. Nous sommes plus que vos imaginaires. Nous sommes des personnes, nous sommes engagé.e.s et nous refusons vos nationalisations.

Nous ne voulons pas l’égalité. Nous voulons bien plus que cela. Nous ne souhaitons pas un statut quo, pas plus qu’une paix négociée dont le vrai visage serait celui d’une guerre froide.  Nous voulons que le monde change et pour cela nous sommes en insurrection, seul.e.s ou en groupes, mobilisant les moyens qui sont les nôtres depuis une position située et le plus souvent subalterne. Notre révolution est d’abord une démarche intime se politisant sur un champ de bataille qui est le théâtre d’une guerre infinie envers nous-mêmes pour parvenir à être « exact.e.s » avec nous et les autres.

Je vais poursuivre en ce sens et parler en nom propre pour dire qu’en effet « je » ne suis pas un être humain et que « je » ne désire pas -ou plus- revendiquer ce statut.

J’ai été élevée en féministe par des féministes. Qui sait, peut-être qu’un hurluberlu y verrais l’origine de ma transition, conjuguant absence du père et sur-présence de femmes féministes ? A vrai dire, cela ne me gênerait pas que cela puisse être vrai parce que je m’en contrefous royalement des théories sur moi, sur ce que je serais, devrait être, suis ou ne suis pas.

En m’affranchissant de toutes les règles de définition, je dis être une somme de valeurs transmises par l’expérience de migrante, de la vie dans la cité, en baignant dans la culture ouvrière, en vivant avec déchirements la révolte adolescente avec ses puérilités et utopies, et avant tout aux contacts de féministes que je nommerais « mères ». Les seuls aspects de ma personnalité dont je puisse être fière, c’est à elles que je les dois. Puis viennent les lectures, celles qui empêchent de tourner en rond, qui obligent à revoir son cahier des charges existentiel. Devenir « une somme » de « choses », c’est aussi être en mouvement perpétuel dans un cheminement où les mauvais choix semblent parfois construire les bons.

Est-ce que je suis une « vraie » femme ? Question qui n’est pas sans rappeler d’autres questionnements sur l’âme des colonisé.e.s  en des temps passés et qui ont la fâcheuse tendance à se répéter aujourd’hui. Alors, une âme ou pas ? Si le verdict et si la balance penchent vers le négatif, nous ne faisons plus partie de l’humanité. C’est dit et acté. La sentence est aussi rétroactive puisque c’est le pouvoir qui écrit l’histoire.

Soit.

Alors, qu’est ce « je » peux/peut bien être ?

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Je connais l’argument massue d’être née « mâle » ou la condamnation sans appel d’avoir bénéficié du privilège quasi divin d’avoir été en élevée au « masculin ». Nier la réalité des privilèges serait la pire des erreurs, mais accepter que l’on n’interroge pas l’ensemble des réalités « implémentées » serait une autre erreur. Qu’est ce privilège ? Quels en sont les contours et les expressions ? Est-il comme un processus bien réglé, une sorte d‘intelligence artificielle suprême ou une œuvre magique de la nature appliquant équations sur équations, alchimie sur alchimie pour parvenir à des résultats incontestables : la chair dicterait le devenir, la vie émotionnelle, la sociabilité, l’affection, l’amour, la sexualité, etc. L’idée serait celle d’une programmation impiratable. Où sont nos choix et nos devenirs dans ce cas ? Où placer notre libre-arbitre, l’être ou ne pas l’être, dans ce schéma ?

Les enfants dont on voit-constate-présume que le genre est « défaillant » bénéficient-ils-elles des privilèges de l’éducation auquel « leur sexe » peut/doit « prétendre » ? Il me semble que de nombreuses personnes lesbiennes et gays pourraient nous en dire long sur leur éducation « en fille » et « en garçon » destiné.e.s à alimenter et reproduire la société hétérosexuelle. Ils-elles pourraient se confier sur la façon dont elles-ils ont vécu ce privilège ou cette absence de privilège, qu’il faudra un jour parvenir à nommer « une malédiction » dans les deux cas.

Qui peut prétendre qu’un.e enfant ne puissent pas lire et détecter ces privilèges et ce vers quoi ils conduisent et y opposer du refus ? Qu’ils-elles soient programmé.e.s pour se complaire dans des statuts de puissants ou de subalternes ?  Le pouvoir ne peut-il se refuser ? Ne peut-on pas se rebeller contre l’injustice ? On ne pourrait pas se déconstruire pour se reconstruire autrement ? Ne nous resterait-il plus que le suicide selon nos classes de genre puisque tout serait déjà écrit ? Et nous, personnes trans, dans ce champ de bataille, qu’est Le Genre, où sommes-nous dans vos relations ?

Maman, papa, familles et ami.e.s des parents, que nous soyons filles ou garçons trans, croyez-vous sérieusement que vos éducations « en fille » ou «  en garçon » nous aient apporté que du bonheur ? Pensez-vous qu’elles soient impiratables ? Nous avons dû hacker le système, donner le change parfois mais nous n’avons jamais accepté le programme qu’il nous faut parfois des décennies à virer de nos systèmes d’exploitation. Nous les écrivons sans vous, jour après jour, expérience après expérience, bonheur après bonheur, violence après-violence… Nous produisons des bugs, mais pas plus vous. Et les nôtres ne sont pas pires que les vôtres.

Est-ce une nouvelle fois aux personnes trans, auxquelles on demande d’être plus normales que les normaux, d’être plus « femmes » et « hommes » que les « hommes » et les « femmes », auxquelles on demande d’être à la fois et de façon homogène dans le carré de tête des rebellions, de démontrer qu’elles sont bien ce qu’ils-elles disent être tout en étant des révolutionnaires sans reproches à la marge de vos mondes ?

Camarades, durant mon inscription universitaire, j’ai beaucoup travaillé, à ma façon, sur nos savoirs tout en essayant de me placer aux entrecroisements de vos mondes. J’ai eu la chance de développer des travaux, d’engager des traductions tout en rapportant ce que j’ai appris. J’ai dû composer avec quelques injustices épistémiques mais probablement pas plus que de nombreuses autres chercheur.e.s sur des sujets dits marginaux ou arborant des identités « improbables » selon de  nombreux critères dont le premier d’entre eux réside parfois et déjà dans le fait d’être une femme.

J’ai trouvé de nombreux accueils et abris en tant que chercheure trans et féministe grâce à des chercheuses féministes, mais pas que, il faut le souligner aussi. Ces espaces m’ont donné des forces durant un temps et ont dopé mes programmes dont celui de faire de la recherche. Au Congrès international des recherches féministes dans la francophonie qui vient de s’achever, il a été question de travail gratuit concernant les savoirs trans aussi bien par des intervenantes de contextes québécois, italien, que français. J’ai enfin trouvé le courage de dire ma situation au risque de compliquer davantage ma place dans des contextes universitaires.

Quel est ce travail gratuit ? Depuis onze ans, il comprend : deux articles minimum par an dans des revues universitaires (en France, aux États-Unis, Canada, Québec) ; une douzaine de communications (séminaires, journée d’études, conférences, colloques nationaux et internationaux en Espagne, en Belgique, en Suisse, au Japon, en Argentine, au Québec, à Cuba…) ; des suivis officiels d’étudiant.e.s trans et non-trans (codirections et direction de mémoires, jury) ; des suivis non officiels ou des sollicitations d’étudiant.e.s du master à la thèse de doctorat (relectures, conseils méthodologiques, entretiens, etc.) ; des publications autres pour étoffer le CV comme pour diffuser des savoirs trans et participer aux études trans (à ne pas confondre avec études sur les trans) comme des ouvrages en nom propre et des coordinations d’ouvrages collectifs. Un travail à plein temps à minima. Dans ce contexte, comment ne pas penser au dispositif de L’Institut Émilie Châtelet qui m’a permis durant 18 mois de percevoir un salaire pour ma recherche ? De gagner ma vie autrement dit tout en faisant une activité qui me passionne. Comment ne pas songer aux chercheur.e.s qui ont m’ont reçu amicalement intéressé.e.s par mes recherches et ma voix ? Je vous remercie très sincèrement dans le fil de ce long billet d’humeur.

La situation de travail gratuit cohabite avec une autre situation qu’il convient de poser au débat. Régulièrement on m’interroge sur le fait que des non-trans n’osent plus s’engager sur des sujets trans en tout ou partie. Les réponses sont à peu près toujours les mêmes et tiennent à la déontologie, voire l’éthique, comme à la dimension politique de la production et la diffusion de savoirs.

Dans les études trans(genres), nous passons du statut d’objets de savoirs à celui de sujets de savoirs et cela ne se fait pas sans tension et sans enjeu. Les savoirs ne bénéficient pas de la même reconnaissance et les étudiant.e.s qui me rencontrent savent à quel point je suis tatillonne sur la présence d’auteur.e.s trans (anglophones, francophones, hispanophones) dans leurs bibliographies, sur le fait d’aller voir les associations comme de valoriser les références militantes dans une recherche en terrain militant.

Une autre dimension est assez difficile à illustrer sans passer par des lieux communs ou devoir passer par des pages d’explications. J’illustrerais par une question plus ou moins triviale : que penser si les seules références valorisées dans les études féministes étaient celles d’hommes ? C’est pourtant avec cela que doivent composer les savoirs trans qui sont toujours situés.

Personnellement, je ne connais pas un.e seul.e étudiant.e trans visible dans l’université (francophone notamment) qui ne rencontre pas des difficultés en raison de son sujet et/ou de son identité. Pourtant, certains laboratoires et certaines universités tentent clairement d’améliorer cet état de fait. Où est le problème ou plus précisément quelles sont les difficultés dans les non-dits et les non-vus ?

Puisqu’il est question du CIRFF2018, auquel nous avons eu la chance de participer avec un colloque, un atelier et un débat. C’était une chance d’avoir des alliées et notre présence était importante du point de vue de la pensée (trans)féministe. Pour autant, cela n’efface pas tout. Personnellement, je me suis faite « toiser » par deux féministes en raison de mes tensions avec un « John Doe ».

Il y a eu aussi d’autres retours comme celles des discussions en coulisses qui ne se bornaient pas seulement au débat pour savoir si les femmes trans sont des vraies femmes, comme on se demanderait si nous sommes des êtres humains. Avec certains retours, avec certains discours, je me disais que j’avais une chance folle d’être trans dans une enveloppe humaine car si j’avais été un chiot ou un chaton, on m’aurait évacuée par la cuvette des toilettes en tirant la chasse d’eau sans se retourner.

Ressentir à la fois les avancées avec les jeunes trans, leur qualité de réflexion et d’engagement tout en ayant le sentiment de revenir 30 ans en arrière avec certains écrits féministes récents et avec les mentalités sur la base de caricatures, me positionne entre optimisme (les jeunes trans) et effroi (certains écrits antitrans). L’action d’un groupe ou d’une personne trans -dont même en tant que trans, je ne validerais ni les propos ni les actions si elles touchent au droits des femmes, des inters, des racisé.e.s, des migrant.e.s, des non-binaires, etc.*- fait généralisation et loi contre l’ensemble des trans.

On critique le genre ou des études de genre, et hop c’est la faute des trans. Comme si les rapports sociaux de sexe avaient attendus les trans pour exister ! Comme si nous n’étions pas concerné.e.s par le sexisme et conscient.e.s de ces réalités ! Comme si n’étions pas concerné.e.s par la division sexuelle du travail, etc. ? Si un groupe de « crétin.e.s » trans s’engage dans des imbécilités, et hop c’est l’ensemble du mouvement trans qui est contre les femmes ou qui ne respecte pas le corps des femmes, la culture et la sexualité lesbienne… Faut-il rappeler qu’il n’est nul besoin d’avoir un genre assigné ou revendiqué pour savoir prendre du recul ? Nous ne voulons pas être des victimes ni des tortionnaires, ni endosser le rôle de bouc-émissaire sur des débats qui vont bien au-delà des personnes trans mais qui concernent ce monde que nous détruisons de plus en vite.

Maud-Yeuse Thomas a eu récemment une formule sur certains glissements ou dérapages : « désormais l’ennemi principal c’est nous », et non pas le patriarcat et ses effets sur tou.te.s. A tel point que des féministes se retrouvent parfois en alliance ou sans le savoir aux côtés de masculinistes plus ou moins masqués. Pour autant, dois-je impliquer l’ensemble des camarades féministes ? La réponse est non bien entendu et d’autant plus que le féminisme radical particulièrement ne doit surtout pas être réduit aux féministes antitrans.

Arrêtez de fantasmer nos corps et sensibilités.

Transféministement,

Karine

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* Après-coup, et échanges sur les réseaux sociaux, je réalise que des personnes peuvent se sentir exclues de cette énumération. Nul.le n’est oublié.e volontairement, c’est que la phrase  deviendrait infinie tant la liste est longue… Ce fait à lui seul dit le problème que nos sociétés posent à une multitude de personnes. Je songe à chaque lettre de LGBTIQ+, aux personnes qui entrecroisent ces lettres dans leur vie au quotidien, aux précaires, aux subalternes de nos sociétés de surconsommation, les esclaves domestiques, aux TDS, aux prostitué.e.s, et j’en oublie beaucoup d’autres…  Je précise que j’utilise TDS et prostitution car je reconnais le travail du sexe pour avoir lu et écouté la parole des concerné.e.s dont certain.e.s sont des proches, comme je reconnais les situations de prostitution et la traite d’êtres humain.

Gare aux trans 2.0 [ou comment Sophinette m’a fait bosser à mon insu !]

« Montage-film-documentaire » :

Gare aux trans 2.0.

Il s’agit d’une photographie de ce que l’on dit de nous et montre de nous, face à nos voix et nos actions. Ce document ne peut être exhaustif car c’est impossible. Je souhaite qu’il soit regardé et considéré avec bienveillance car au contraire de la majorité des productions sur les trans, il n’es pas maltraitant. Il montre la maltraitance justement tout en mettant en perspective une riposte trans, une contre-attaque « posttranssexuelle ».

Il s’agit d’un montage amateur faisant suite et écho à des montages des années 2000 : « Gare aux trans » (2005 : https://www.youtube.com/watch?v=PtrBe9N5Dmc) et « Transgénérations » (2006 : https://www.dailymotion.com/video/xc79hj).

Cette série n’a pas d’autre prétention que de porter un regard critique sur la représentation des personnes trans dans la culture au-delà des effets de mode et de vogue.

Ce panorama n’est pas exhaustif et loin s’en faut. A terme c’est un documentaire qui conviendrait le mieux pour partager nos analyses d’un point de vue situé trans, car tout ce qui a été produit jusqu’alors est le produit de regards et d’analyses extérieures, qui même en laissant la parole aux trans, passent parfois à côté des réalités des socialités trans.

Il ne s’agit pas ici non plus de maltraiter les personnes mais de critiquer un système de représentation et des imaginaires si bien inscrits qu’ils passent pour « naturels ».

L’ironie côtoient volontairement la dérision, comme la critique fleurte avec l’humour.

La majorité des fonds musicaux ont été autorisés et pour les majorité des images nous faisons valoir un droit à l’illustration comme à la création tout en faisant valoir que les droits d’auteurs appartiennent aux auteur.e.s des extraits utilisés.

Bon visionnage.

Karine E.

To be or not to be

Ce billet, classé dans la catégorie humeur, est ainsi et avant tout, un partage de pensées et d’émotions liées aux actualités du moment. Ces dernières semaines, on a vu passer de nombreux messages et avis sur la création d’équipes de la Sofect à Brest et Lille, sur l’initiative malheureuse de Contact IDF, du colloque en préparation de Montpellier, etc. A ce propos, la suite d’article du weblog Blundr va à l’essentiel et avec une grande efficacité.

Pour ma part, j’ai été invitée à un certain nombre de ces « rendez-vous » et j’ai rarement eu l’occasion d’en parler car je me confronte souvent à un silence dont j’ignore s’il est dû au désintérêt ou à l’impossibilité de partager une réflexion sans passe d’armes comme il est devenu si coutumier dans les milieux militants, sachant que tout le monde se défend de pratiquer « la condamnation » sur le « on dit ». Pour en témoigner j’ai l’amer souvenir d’un post sur Facebook où l’on m’avait désignée comme « putophobe » pour avoir apporté mon soutien à une liste féministe pour les européennes. Surprise d’autant plus violente que je n’avais jamais entendu de positions contre les SW. Des amies ont été averties et on pu prendre leur distance à temps, mais pas moi. Ce sont de nombreux sms qui m’ont avertis de l’épinglage sur FB et du flot de condamnations et d’insultes  qui suivaient.

Les personnes qui me connaissent, ainsi que mes luttes et engagements, ont compris immédiatement la méprise mais peu ont osé prendre ma défense face à la propension d’autres à me lyncher symboliquement, reprenant et ré-interprétant la moindre de mes paroles, le plus souvent sur des « on dit » ou des lectures si sommaires qu’on ne peut appeler cela s’informer. Cela fait trois ans environ et parfois, j’en entend encore parler. L’épinglage FB qui a duré quelques heures intenses a été plus fort que tous mes articles, que tous mes ouvrages, que toute ma recherche, que tout mon activisme depuis plus de 20 ans en France (ASB, CGL, ZOO, CEL, UEEH, ECHO, SC, ODT…) et comme membre de la coordination internationale STP 2012. La personne qui m’a épinglé s’est présentée comme « bad cop » et « c’est tombé sur toi » m’a-t-elle indiqué en privé, oubliant qu’un petit mot public aurait fait du bien à tou.te.s car la seule femme de cette histoire a avoir été malmenée, c’était la trans.

J’ai reçu toute la documentation concernant le colloque de Montpellier. Si vous me dites « trop de médecins » je vais être d’accord bien entendu. Travaillant depuis des années sur l’idée que le sujet trans doit être désobjectivé, qu’il faut le décloisonner des approches strictement médicales et juridiques pour l’inscrire dans des approches culturelles, refaisant du sujet et de son environnement un sujet connaissant, un sujet de savoirs, valorisant les savoirs situés et les expériences de vie situés, je suis forcément déçue que les allié.e.s réifient le cantonnement médico-légal. Le « changement de sexe » redevient central dans ces approches alors que c’est le « changement de genre », toujours antécédent, qui doit être la préoccupation première. Je reviens d Argentine où j’ai pu donner des cours et une conférence sur le sujet et je vois bien les ouvertures que cela produit.

De même, encore une fois, on note la focalisation sur un trajet personnel. Là encore, le trajet individuel mit en vedette est contre-productif car il oblitère les contre-discours et les contre-représentations. Les politiques trans auraient mérité plus de place, d’attention et de respect. En pointant ces aspects, je n’insulte personne que cela soit entendu. Il serait de bon ton et politiquement judicieux (pour se faire applaudir) de jouer la carte de la radicalité et de lancer quelques gifles cinglantes et de clamer quelques « révolutions ! » sans jamais proposer un programme de société alternatif pour les personnes trans, pour ne m’en tenir qu’à ce public.

J’ai plutôt envie d’espérer, peut-être naïvement que la copie soit revue, avec moins de médecins car la population trans ne se réduit pas à des « transsexuel.le.s », à moins de trajets « individuels » car les politiques trans sont riches et encore trop méconnues. Activismes, militantismes, transféminismes, contre-discours et contre-représentations, entre autres termes et notions, ne sont pas des gros-mots ou des injures à la bienséance.

Je voudrais terminer ce billet, par le partage d’un malaise. Il m’est arrivé à plusieurs reprises de décliner des invitations en raison de mes engagements personnels mais d’en accepter d’autres pour raisons professionnelles. Je peux ainsi faire partie d’une équipe dans laquelle il y a un psychiatre sans que cela fasse pour autant de moi une « traitresse » à la cause ou je ne sais quelle caution de je ne sais quel lobby. N’oublions pas que de son côté, le psychiatre doit composer avec une « trans » universitaire qui est présente, et ce, qu’il soit d’accord ou pas. Lequel est donc le plus loti si on s’engage dans cette logique ?

Les choses se déclinent encore comme suit. On m’a invitée à participer l’ouverture d’un événement étiqueté Sofect. Ma première pensée a été de refuser. J’y ai réfléchit et un peu discuté autour de moi. J’ai entendu des « vas-y ». Au passage, ce serait merveilleux et plus que réconfortant si ces « vas-y » prenaient publiquement ma défense, si je me trouvais épinglée sur FB ou Twitter, parmi d’autres réseaux [a]sociaux. Je songe aussi à tous ces moments ou Maud-Yeuse Thomas et moi-même, sommes allées au feu et seules, sans soutien, et sachant qu’au final il ne reste rien dans les mémoires.

De fait, je dois réfléchir à deux fois avant de m’engager car le bras de fer, qu’il soit conceptuel ou politique, existe aussi en interne. Je ne dois pas seulement tenir compte de ce que je vais devoir affronter comme « violences » dans un colloque avec des psys parfois hostiles ou condescendants quand je parle de savoirs situés mais aussi des suspicions ou diffamations en interne, au sein de mon propre groupe d’appartenance. Le dire, ce n’est pas non trahir cette appartenance.

Avant de poursuivre, je vais raconter une petite histoire qui démontre que parler de violences n’est pas trop fort. Lors d’un colloque international sur les questions liées au corps, j’ai assisté à des communications revendiquant des positions humanistes et compréhensives. A midi, je me suis retrouvée à table avec la plupart de ces intervenant.e.s. Une doctorante pose la question des « trans » à ces éminents universitaires -dont certains bossent sur la question, il faut l’avoir à l’esprit- et à un praticien très connu. Il se trouve que j’ai compris que je n’avais pas été « captée comme trans ». Il y a eu donc un effet « on est entre nous ». La tablée s’est transformée en foire ou ambiance « bar du bouloman ».

Chacun y allait de sa petite anecdote sur ces « pauvres trans ». Les rires avaient bien le ton de la moquerie et les discours l’habit du racisme comme nous en avons parlé avec un copain présent à cette table. J’ai eu envie de recadrer mais finalement j’ai pris le parti d’écouter jusqu’au bout, d’accepter de voir jusqu’où cela irait. C’est allé très loin : moquerie sur la terminologie (transgenre, transidentité, cisgenre), sur le coût des opérations (« le trou de la sécu », si si c’est vrai…), les revendications associatives, etc. J’ai écouté et tout entendu et c’était, croyez-moi bien, très violent pour moi émotionnellement.

J’ai quitté cette table avec un indescriptible malaise, révoltée autant qu peinée que de tels esprits soient tant en contradiction avec ce qu’ils/elles énoncent publiquement. J’ai écourté ma présence au colloque et le soir-même j’ai été dans l’incapacité de partager un nouveau repas avec ces gens là. Je suis restée dans ma chambre avec un grand sentiment de solitude et de dépit car désormais je sais ce qu’il peut se dire « de nous » quand des personnes qui travaillent « sur nous » se racontent des choses « sur nous » quand elles pensent n’être « qu’entre elles ».

Il me semblait important de partager cette expérience de violence car je la revis toujours comme telle.

 

Pourquoi avoir accepté dans un second temps d’intervenir dans un événement étiqueté Sofect ?

 

Voici mes principales réponses :

  • C’est dans mon champ professionnel : En apprendre plus.
  • Je n’y présente pas comme « représentante des trans » ni des associations.
  • Je ne prétends pas parler « au nom de … » , ni de personne d’ailleurs.
  • On m’a proposé un exercice de savoirs situés.
  • Mon propos se résume à expliquer pourquoi les politiques trans ne veulent pas d’eux.
  • Je ne cherche aucune caution de leur part car je n’ai aucun objectif liée à la carrière.
  • Je ne suis pas une caution pour eux car j’interviens comme sociologue et non comme représentante des trans ou d’une association.

 

Mon ressenti ?

  • Je suis effrayée de ne pas être à la hauteur des savoirs que j’aimerais valoriser. Je serais toujours en position de contre-public subalterne. Si je l’oublie l’institution me le rappelle toujours.
  • Je suis terrifiée à l’idée du lynchage et que mes travaux et engagements soient oubliés en un millième de seconde. Car : Maud-Yeuse Thomas, moi-même et bien d’autres, nous avons voulu et souhaité que des savoirs trans existent et viennent concurrencer d’autres savoirs, souvent maltraitants. J’ai donc lutté aussi avec mon doctorat, et peu savent combien j’ai été seule dans l’université à ce moment là. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes trans s’engagent dans ces parcours, j’aimerais qu’ils et elles n’oublient jamais ce que j’ai pris dans la figure pour qu’ils et elles puissent faire de même avec moins de claques à l’arrivée et qu’ils fassent de même pour les suivant.e.s. Enfin, je ne vie pas dans un château dans un quartier huppé de Marseille comme certaines mauvaises langues ont voulu le faire croire. Bhé non, je ne suis pas des élites et des cercles de pouvoir, pas plus que Serano, que Stryker, Feinberg, Stone, ou Califia, entre beaucoup d’autres, me semble-t-il.
  • Je souhaiterais un peu plus de solidarité et un peu de condamnations gratuites et opportunistes.

 

Nous verrons bien si je me dégonfle ou pas, car je me donne aussi ce droit là, celui de reculer et de renoncer. En écrivant ces lignes, je suis d’ailleurs plus proche du renoncement que de quoi que ce soit d’autre, et je trahirais au passage la confiance de deux universitaires féministes, pour lesquelles la question de la légitimité de la parole n’est pas négociable.